André Brassard l’indompté

Brassard sera l’accoucheur scénique de l’oeuvre dramatique la plus importante du Québec, écrit l'auteur.
Photo: Jacques Grenier archives Le Devoir Brassard sera l’accoucheur scénique de l’oeuvre dramatique la plus importante du Québec, écrit l'auteur.

Titi montréalais qui apprend à l’adolescence que sa tante est sa mère, celle-ci interdite de tendresse envers l’« enfant du péché », André Brassard sera, sa vie et sa carrière durant, un inassouvissable. Heureusement pour nous, ce dupé de naissance se fit piquer par la tsé-tsé des tréteaux et, le samedi à dix-sept heures, il allait au 3959, rue Saint-Hubert chez « madame Audet » (une Irlandaise qui avait épousé un dentiste) pour apprendre tant bien que mal à réciter des alexandrins d’Hugo ou de Vigny, et bûcher sur la ponctuation…

À onze ans, le gamin met en scène le premier acte du Malade imaginaire dans une salle de débarras d’une école de Rosemont. À seize, il abandonne le cours classique, mais va travailler des « scènes classiques » chez le comédien Henri Norbert (le Jobidon des enquêtes). Et puis coup de théâtre, c’est le cas de le dire, il entre un après-midi dans un cinéma de la rue Sainte-Catherine où l’on projette un film sur sainte Thérèse d’Ávila et il va remarquer un garçon qui, dans la salle clairsemée, rit très fort. Il ira vers lui, c’est Michel Tremblay. Les deux garçons allumés ne pouvaient que prendre feu ensemble, mais ce ne sera pas au lit… leurs homosexualités étant inadaptables, l’un hard (qui connaîtra des nuits en cellule), l’autre pas (qui s’autoproclamera moumoune).

Le tandem Brassard-Tremblay (ce « dynamic duo » qui allait bouleverser le théâtre québécois) naquit donc un Vendredi saint de 1964 sous l’égide d’une religieuse espagnole. Tremblay vivait alors sa période « fantastique » (écrivant Contes pour buveurs attardés), Brassard lisait les Grecs et menait une vie de galopin. La rencontre donna, début 1965 aux Saltimbanques, dans un théâtre de poche situé au coin de Bonsecours et Saint-Paul, une Messe noire où Brassard intégra à des textes de Poe et de Jean Ray quelques-uns de son nouvel ami ; ce cérémonial poétique marqua les débuts du Mouvement contemporain, sa première troupe, la seule, car Brassard vivra le restant de sa vie d’absolu homme de théâtre (plus entier, plus intense que lui, ça ne s’était jamais vu) sans pouvoir, comme Stanislavski, Brecht, Vilar, Strehler, vivre le rêve d’une troupe à soi que seules les grandes capitales culturelles peuvent permettre de réaliser.

À dix-huit ans, espoir tendu, il s’attaque avec quarante-neuf acteurs (les comédiens commençaient à ne parler que de lui) aux Troyennes d’Euripide, se démarquant du tout-venant des Ionesco, Obaldia et Weingarten que l’avant-garde d’alors (Apprentis-sorciers, Saltimbanques) chérissait. La critique le remarque en 1966, Jean Basile au Devoir, Martial Dassylva à La Presse, Yerri Kempf à Cité Libre. Un jeune loup est arrivé de nulle part dans la bergerie théâtrale où règne la génération passée par Paris et qui n’en était pas vraiment revenue…

On connaît la suite. Brassard sera l’accoucheur scénique de l’oeuvre dramatique la plus importante du Québec d’alors, cela débuta au Rideau vert en août 1968 dans un décor de cuisine, entre rigolade et drame, sacres et joual, on dira que c’est la voix de la rue du Plateau, du peuple, c’est une assemblée de femmes où de soi-disant belles-soeurs collent des timbres-primes dans des carnets qu’une « maudite chanceuse » a gagnés et qui obtiendra des appareils ménagers, mais le plus étonnant, c’est ceci : le public — j’y étais, à la première matinée du samedi, huitième rangée au parterre — riait à gorge déployée du tragique sort de la chanceuse maudite, car, on le voyait bien, ces fausses belles-soeurs, des envieuses, des voleuses, s’en mettaient plein leurs sacoches de ces timbres Gold Star…

Au-delà du théâtre de Tremblay, auquel il a injecté le viscéral, chauffé les tripes, atteint au sublime de la colère et de la misère de ce dramatis personae (À toi, pour toujours, ta Marie-Lou au Quat’sous en 1971 en est le sommet), Brassard a persisté et signé aussi de grands spectacles en demeurant fidèle à ses premières envies quand il lisait les Grecs, Shakespeare, Racine, découvrant ses affinités avec Genet et les Torontois John Herbert et Brad Fraser, auteurs gais et sulfureux, mais aussi, avec sa culture dramatique vaste, large, il signera une merveille scénique avec le Godot de Beckett au TNM, une autre avec le Périclès de Shakespeare à Ottawa, allant tâter de la galanterie perverse chez Marivaux, de la mélancolie lente chez Tchekhov, repoussant le jour où il voulait jouer lui-même le rôle d’Alceste, le misanthrope que joua Molière, ne s’y décidant jamais, jusqu’au jour fatal de 1999 où sa course s’arrêta : l’accident cardiovasculaire, seul frein qui pouvait mettre fin au parcours remarquable de ce gourou sensible et bourru des salles de répétition, des coulisses, des théâtres.

Il aura tout secoué, Brassard, cet indomptable demeuré indompté, il secoua les auteurs, les acteurs, les textes, les oripeaux, les voiles, les mites, les marmites, il aura amené une foule d’acteurs et d’actrices du Québec, d’actrices surtout, à donner à leurs personnages le meilleur d’eux-mêmes, lui se fixant nulle part sauf dans l’intimité créatrice de ses actrices, les amenant à exulter le plein d’âmes en scène, ces Rita Lafontaine, Denise Proulx, Janine Sutto, Hélène Loiselle, Denise Morelle, Amulette Garneau, Carmen Tremblay, Denise Filiatrault, tant d’autres qui, toutes, lui doivent de s’être épanouies en d’autres qu’elles…

J’imagine son sourire malicieux, ses doigts gratouillant sa barbe, s’il pouvait savoir qu’il est mort le même jour qu’Angela Lansbury…

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