La fin du monde sera instagrammable

«Alors que le droit de polluer s’achète encore, on se dit que nos murs seront couleur arsenic ou crue des eaux pour nous endormir plus longtemps», écrit l’autrice.
Photo: F-Harmant Getty Images «Alors que le droit de polluer s’achète encore, on se dit que nos murs seront couleur arsenic ou crue des eaux pour nous endormir plus longtemps», écrit l’autrice.

Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial, est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire et membre du comité de rédaction de Lettres québécoises. Elle a codirigé et coécrit l’essai collectif Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec (Somme toute).

« Fraîcheur, calme, équilibre. La couleur de l’année Sico 2023 transforme la maison en havre de tranquillité [émoticône goutte d’eau]. » Dans l’image commanditée apparue sur mon réseau social se profilent des glaciers. Devant eux, dans un carré bleu-gris, le détaillant de peinture révèle fièrement le nom de la couleur élue : eau de fonte. C’est une blague ? L’ensemble est si dystopique, il faut que ce soit une blague.

Convaincue de me faire prendre au jeu d’un coup d’éclat publicitaire, je clique. Je suis certaine de tomber sur une page Web qui me dira « Parce que les gens restent encore trop zen devant l’accélération des changements climatiques, nous avons fait d’eau de fonte notre couleur de l’année 2023. Nous nous engageons à diminuer notre utilisation d’eau potable et verserons 10 % de nos profits à la Fondation Rivières ». Mais non. Rien. Pas l’ombre d’un début d’engagement sociétal, qui a pourtant la cote au pays du marketing ces jours-ci. Niet : aucun écoblanchiment ni réel engagement à l’horizon.

En ce lundi électoral, je me trouve devant un parfait exemple d’iconographie de la fin du monde telle que mise en avant par le compte Instagram Humans of Late Capitalism, qui recense « ce qui se produit quand les choses ne se passent pas comme prévu » (je traduis librement). La page recense les anomalies, les « glitchs dans la matrice du cycle de consommation », sous la forme d’images à la fois étranges, tristes et hilarantes, mais qui revêtent tout leur sens quand on les observe en tant que produits, ironiques et brisés, du capitalisme.

Martin Loofah King (oui, c’est un gant de bain), la manchette «Apple expects to benefit from climate change», la garderie Corporate Toddlers (pour les p.-d.g. de demain ?), Jeff Bezos qui mange un iguane, une influenceuse tout sourire cambrée sur une stèle du mémorial de l’holocauste à Berlin : la bêtise, volontaire ou involontaire, de notre ère assoiffée d’expériences, de biens de consommation, de croissance infinie et de divertissement s’y étale monstrueusement, dans une accumulation qui a de quoi nous faire « pleurire ».

C’est d’ailleurs ce que nous faisons, par dizaines, sous le partage de cette bourde de Sico America. C’est qu’en ce lundi, les mots du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qui exhorte le monde à agir afin de « prévenir les catastrophes climatiques et sauver l’espèce humaine », résonnent dans nos esprits : « Il s’agit pour nous d’une question de vie ou de mort, pour notre sécurité aujourd’hui et pour notre survie demain. »

Alors que « les glaciers distincts des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique rétrécissent rapidement, ce qui modifie l’hydrologie régionale, augmente le niveau de la mer à l’échelle mondiale et accroît les risques naturels », mentionnait une étude parue dans Nature en 2021, des marketeurs ont trouvé qu’élire « eau de fonte » couleur de l’année 2023 était une bonne idée. Pendant l’ensemble du laborieux processus d’approbation, personne n’a sourcillé.

À quand les « orange feux californiens », « noir déversement de pétrole » et « gris arsenic de la fonderie Horne » ?

Le triomphe de l’arsenic

Ce soir-là, la fonte des glaces allait rejoindre un autre type de fonte : celle de la fonderie Horne, alors que nous assistions, médusés, à la défaite d’Émilise Lessard-Therrien, de Québec solidaire, dans Rouyn-Noranda–Témiscamingue. Celle qui demandait à Glencore de piger dans sa propre poche plutôt que dans celle des contribuables pour diminuer la pollution dans l’air s’est inclinée devant son adversaire caquiste, Daniel Bernard, ingénieur, conseiller municipal et ancien lobbyiste minier.

La jeunesse et les résidents des quartiers qui jouxtent la fonderie ont reçu le résultat comme un coup au coeur ; difficile, pour eux, de ne pas percevoir cette victoire comme le triomphe de l’extractivisme et des profits des entreprises sur la santé de la population. La multinationale, qui a versé 3,7 milliards de dollars à ses actionnaires au 1er semestre de 2022 et prévu 1,5 milliard de dollars pour régler ses affaires de corruption en cours en Afrique, en Suisse et aux Pays-Bas, « se câlisse bien de nous autres », aux dires de plusieurs. Les mêmes qui croient que l’environnement aurait dû être la question de l’urne — et pas qu’à Rouyn.

« Si vous voulez la fermer, la fonderie, on va la fermer », avait proclamé François Legault la semaine précédente, alors que la fermeture n’a jamais été l’objectif de Québec solidaire. Cette rhétorique de la peur a pourtant produit son effet, et 12 975 électeurs ont décidé que la CAQ était le meilleur choix pour leur région, passant derechef l’éponge sur l’absence de son représentant à deux débats sur l’environnement pour cause de « conflit d’horaire » ainsi que sur les cachotteries d’Horacio Arruda, toujours sous-ministre adjoint à la Direction générale de la santé publique, dans le dossier des données sur le cancer.

Notamment grâce à ce gain, la province est presque devenue entièrement bleu poudre, ce qui doit faire rigoler un certain groupe satiriste qu’on aimerait bien encore voir confronter nos politiciens… Alors que le droit de polluer s’achète encore, on se dit que nos murs seront couleur arsenic ou crue des eaux pour nous endormir plus longtemps pendant que les foetus de petits poids naissent, que les poumons se cancérisent, que les réfugiés climatiques affluent. « Continuez », il n’y a rien à voir, répéterait un certain parti. « Avancez par en arrière », lanceraient d’autres. « Vous êtes pas écoeurés de mourir, bande de caves ? » dirait Péloquin.

Si l’on ne se sort pas la tête du sable (bitumineux) maintenant, il est facile de nous imaginer tout un florilège de fins du monde, tragiquement instagrammables, sur lesquelles Richard Desjardins chantera en son, en smog et en lumière… D’ici là, du pain et des jeux. Et l’on aura abondamment de quoi se mettre sous nos dents de Humans of Late Capitalism lors des Jeux asiatiques d’hiver de 2029 qui se dérouleront… sur les terres pétrolières et désertiques… de l’Arabie saoudite.

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