Le rêve d’Azalia, rue Saint-Denis

Azalia Kaviani (en bas) et sa mère Fanny Esfahani
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Azalia Kaviani (en bas) et sa mère Fanny Esfahani

Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial, est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire et membre du comité de rédaction de Lettres québécoises. Elle a codirigé et coécrit l’essai collectif Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec (Somme toute).

Depuis l’implantation du REV, la rue Saint-Denis revit. Son visage se transforme grâce à l’audace d’entrepreneurs qui ont foi en leur quartier. Parmi eux, Azalia Kaviani, qui a ouvert cet été le restaurant Azalea, entre les rues Rachel et Marie-Anne. Mais à sa grande volonté et son amour du Plateau Mont-Royal s’ajoute une condition pas banale : la paralysie cérébrale.

Je rejoins Azalia sur la vaste terrasse à l’arrière du restaurant, où la cuisinière me guide. La jeune femme m’y accueille avec un grand sourire, puis se lève et m’entraîne à l’intérieur au rythme que lui permet sa motricité. Mon ordinateur ne fonctionne que lorsqu’il est branché. Nous prenons place à une table en ce mercredi midi. Je connecte ma machine, puis elle sort la sienne : une tablette numérique sur laquelle elle commence à pianoter. À un doigt, elle aligne les mots qui germent dans son esprit sans parvenir à franchir ses lèvres. Puis, la voix de Siri me les lit.

« Je vais vous parler grâce à ma tablette », m’explique-t-elle. C’est parfait. Azalia est née en Iran. Arrivée avec sa famille au Québec en 2006, elle a d’abord étudié au collège Dawson en chimie avant de bifurquer vers la comptabilité. C’est dans cette discipline qu’elle a ensuite décroché un baccalauréat à Concordia. Je suis curieuse de savoir comment elle en est venue à la restauration.

« Je travaillais dans un restaurant mexicain au marketing et à la comptabilité. Le restaurant a fermé pendant la pandémie. Après que j’ai perdu mon travail, j’ai rappelé quelques restaurants, envoyé des CV, et on me refusait. » La tablette parle dorénavant avec un accent anglais qui me fait sourire, mais n’empêche en rien la compréhension. Bonjour-hi et on continue, ma curiosité reste à satisfaire. Par quelle magie est-elle parvenue à ouvrir son propre restaurant, en plein coeur du Plateau ? Je m’avoue un peu médusée…

« Avez-vous eu l’aide de quelqu’un, d’un organisme, de subventions pour réussir à ouvrir ici, rue Saint-Denis ? » Elle rit. « Ma mère », répond-elle. Le chat est sorti du sac. Je tourne la tête et observe plus longuement la cuisinière qui m’a accueillie et qui vient de temps à autre s’enquérir que tout va bien. L’air de famille ne trompe pas. Fanny Esfahani se joint gentiment à nous.

L’amour d’une mère

« Quand Azalia naît, je comprends qu’il y a un problème. Puis j’apprends qu’elle a la paralysie cérébrale. Mais toujours, je l’ai amenée partout avec moi. Quand je travaillais, quand j’allais voir mes amies. Quand elle a commencé l’école, elle n’a pas été acceptée à l’école régulière. On m’a dit de la mettre à l’école spécialisée, les personnes pensaient qu’elle avait un déficit cognitif. »

Pas du tout — mais ce préjugé a la vie dure. Alors que Fanny me raconte l’histoire d’Azalia, je repense à un homme atteint de paralysie cérébrale qui était venu nous visiter, dans ma classe de sixième année. « Moi, je suis très intelligent », nous avait-il dit, avec humour. « Dans ma tête, ça va très vite. C’est le chemin entre ma tête et mes muscles qui est plus lent. » Je ne l’ai jamais oublié.

Mais Fanny a insisté, et l’école a accepté l’entente suivante : on essaie, et si Azalia réussit bien, elle pourra rester. « Au début, quelques enfants n’acceptaient pas Azalia, mais après trois mois, elle a très bien réussi tous les examens. » Et le vent a tourné. Non seulement a-t-elle pu poursuivre sa scolarité dans cette école, mais les élèves en difficulté ont été tellement inspirés par son courage et sa détermination que la moyenne des notes de l’école a augmenté ! « L’intégration, c’est la meilleure chose au monde », me dit Fanny. Mais je ne suis pas à convaincre.

Ses mots me rappellent Le petit astronaute, de Jean-Paul Eid. Dans cette bande dessinée, les parents de Tom, jeune garçon atteint de paralysie cérébrale, sont comme Fanny : se heurtant à des refus, même dans des milieux prônant de belles valeurs sur papier, ils bataillent pour que leur enfant puisse évoluer dans une garderie « normale ». Tom se développe comme jamais, entouré de ses copains — mais lui aussi les tire vers le haut en les éveillant à la différence, à l’empathie, en les amenant à changer leur regard, à ne pas réduire les personnes à leur handicap. Vivement plus de services pour soutenir cette approche.

Azalia lit beaucoup, elle peint, a une professeure d’art dans le Vieux-Port, danse, étudie la chorégraphie à l’UQAM. Quand elle décide quelque chose, tassez-vous de d’là, comme chantait Dédé. « Donnez-leur une chance pour le travail, pour les études, devenez leur ami », plaide Fanny. « Si on me met un ordinateur dans les mains, je ne sais pas comment m’en servir. Mais Azalia fait des choses rapides dans l’ordinateur… » Pour le découvrir, encore faut-il se donner le temps. Un temps qu’on s’octroie trop peu dans notre société axée sur la productivité. « Il faut leur donner une chance », oui.

Mère et fille ont saisi la leur et ont foncé, rue Saint-Denis. Elles veulent redonner à leur voisinage. « Le monde manque d’empathie, d’amour », se désole, l’oeil mouillé, celle qui en a de toute évidence à revendre. Elle refusera de me laisser partir sans me servir une réconfortante soupe aux parfums d’Orient et un généreux (et moelleux !) sandwich à l’avocat. En cette Journée mondiale de la paralysie cérébrale (et toutes les autres), passez les voir : elles vous accueilleront à bras ouverts… et vos papilles ne seront pas en reste, pas plus que votre soif de belles histoires.

Pour ma part, j’ai quitté le 4306, rue Saint-Denis, le coeur chaud en me promettant d’y revenir — et ce n’était pas juste à cause de la soupe.

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