Des conclusions démesurées pour la consommation d’alcool à faible risque

Le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) propose aux Canadiens et aux Canadiennes une actualisation des directives de consommation d’alcool à faible risque. À notre avis, ceux-ci ont le droit d’être informés sur les risques et les bénéfices de la consommation d’alcool afin de soutenir une prise de décision éclairée. Même s’il tend à être banalisé, l’alcool n’est pas un produit de consommation ordinaire ; il s’agit d’une substance psychoactive qui agit notamment sur le système nerveux central et qui peut entraîner, pour certaines personnes, de sérieux problèmes de santé.
Le comité d’experts du CCDUS a réalisé un travail majeur d’analyse des impacts négatifs potentiels de la consommation d’alcool. Ce travail s’appuie sur des méthodes reconnues. Le fruit de son travail permet d’appuyer scientifiquement la notion de « boire moins, c’est mieux ». Par ailleurs, bien qu’il tende à mettre l’accent sur la responsabilité individuelle face à l’alcool en donnant trop peu de précisions sur les responsabilités collectives (ex. : prix plancher de l’alcool, règles sur la publicité), nous saluons et appuyons la recommandation selon laquelle un étiquetage du nombre de verres standards compris dans les produits alcoolisés devrait être obligatoire.
Cet étiquetage est nécessaire pour permettre aux individus de prendre des décisions éclairées sur la quantité d’alcool consommée, compte tenu de la grande variété de produits alcoolisés et de formats disponibles sur le marché. Toutefois, ce rapport rate la cible, selon nous, concernant cinq points importants.
Contexte, bénéfices, risques et confusion
Premièrement, les directives formulées au public se fondent uniquement sur la notion de risque pour la santé physique, sans considérer les éléments liés au bien-être psychologique et à la socialisation, ce qui ne permet pas au public de prendre des décisions éclairées. Dans la formulation de ces recommandations, il s’avère essentiel de prendre en compte les contextes dans lesquels s’inscrivent cette consommation ainsi que l’ensemble des bénéfices et risques associés, notamment sur le plan psychosocial.
Deuxièmement, il est très difficile de comprendre l’ampleur des risques associés aux seuils de plus de deux ou six consommations par semaine présentés par le CCDUS. Le résumé grand public affirme que « même à petites doses, l’alcool entraîne des conséquences pour tout le monde ». Cela apporte une confusion. On devrait plutôt lire qu’à ces seuils, il existe un risque, une possibilité relativement faible, d’écourter sa vie. Il nous apparaît nécessaire de présenter clairement les divers impacts potentiels du dépassement de diverses normes pour un individu de façon qu’il puisse faire des choix éclairés, sur un continuum de risque.
Troisièmement, la formulation des directives du CCDUS s’appuie sur un positionnement qui tend vers la recommandation de l’abstinence, qui tranche non seulement avec les précédentes normes du CCDUS, publiées en 2011, mais également avec les normes de consommation d’alcool prônées actuellement par plusieurs autres groupes d’experts internationaux, comme le NIAAA aux États-Unis, ou encore par les instances gouvernementales en Australie ou au Royaume-Uni. Ce positionnement risque de stigmatiser une large majorité de Canadiens qui choisissent de consommer de l’alcool, consommer plus de deux verres par semaine étant maintenant considéré comme « hors de la norme ».
La formulation prescriptive de cette nouvelle norme de consommation, centrée uniquement autour du risque de développer des problèmes de santé physique et reflétant une approche qui tend vers l’abstinence, semble contreproductive en matière de prévention. Auprès des jeunes adultes, souvent peu motivés à changer leurs habitudes en se basant sur des risques à long terme, la prise en compte des bénéfices et conséquences à court terme est reconnue comme centrale dans les approches efficaces en prévention.
Quatrièmement, le choix d’établir des normes sur la base de la consommation hebdomadaire plutôt que quotidienne entraîne également un risque de confusion et évacue complètement les risques liés à la consommation concentrée en un seul épisode. Boire six consommations en un seul épisode n’est pas équivalent en risque à prendre un verre à la fois sur six jours dans la semaine.
Cinquièmement, les normes mises en avant font fi des fonctions de la consommation et de leurs contextes dans la vie des individus. Elles évacuent les aspects bénéfiques pourtant documentés tels que le plaisir et la socialisation. Rappelons que la santé n’est pas seulement une absence de maladie, mais bien un « état complet de bien-être physique, mental et social » (OMS). Cette perspective globale est essentielle pour que les messages communiqués au public aient du sens pour les individus et puissent les aider à changer leur comportement s’ils le souhaitent.
Des informations complètes et nuancées
En ce sens, il nous apparaît crucial de fournir aux Canadiens des moyens pour qu’ils atteignent leurs objectifs de réduction de consommation d’alcool, pour ceux qui font ce choix. Nous pensons à divers programmes de prévention, dont, par exemple, Mes choix, et son volet autochtone, Sage Usage, qu’il faut davantage publiciser.
Dans les années 1980, le Canada a adopté une approche de réduction des méfaits en matière d’intervention auprès des personnes qui consomment des substances. Cette approche reconnaît qu’une société sans substances psychoactives et sans risque n’existe pas et que les personnes détiennent le droit et le pouvoir de faire des choix pour elles-mêmes. En ce sens, les approches de prévention moralisatrices sont vouées à l’échec.
Il importe d’offrir au public des informations complètes et nuancées en matière d’alcool ainsi que de procéder à l’étiquetage du nombre de verres standards sur les produits alcoolisés, afin de soutenir la prise de décision éclairée.
* Ont aussi signé ce texte (en ordre alphabétique) :
Vincent Marcoux, directeur général, Association québécoise des centres d’intervention en dépendance (AIDQ)
Sandhia Vadlamudy, directrice générale, Association des intervenants en dépendance du Québec (AIDQ)
Céline Bellot, Ph. D., professeure titulaire, École de travail social, Université de Montréal ; chercheuse collaboratrice, IUD
Magaly Brodeur, Ph. D., MD, CCMF, médecin et professeure, Faculté de médecine et des sciences de la santé, Université de Sherbrooke ; chercheuse collaboratrice, IUD
Natacha Brunelle, Ph. D., professeure titulaire, Département de psychoéducation, Université du Québec à Trois-Rivières ; directrice scientifique du (RÉ)SO 16-35 ; chercheuse régulière, IUD, RISQ et CICC
Jorge Flores-Aranda, Ph. D., professeur, École de travail social, Université du Québec à Montréal ; chercheur régulier, IUD, RISQ
Mathieu Goyette, Ph. D., professeur, Département de sexologie, Université du Québec à Montréal ; chercheur régulier, IUD, RISQ
Michel Landry, Ph. D., chercheur collaborateur, IUD, RISQ
Myriam Laventure, Ph. D., professeure titulaire, Département de la santé communautaire, Université de Sherbrooke ; chercheuse régulière, IUD, RISQ
David-Martin Milot, MD CM, M.Sc., FRCPC, médecin spécialiste en santé publique et médecine préventive ; professeur adjoint, Département des sciences de la santé communautaire, Université de Sherbrooke ; chercheur régulier, IUD
Johana Monthuy-Blanc, Ph. D., responsable de l’unité de recherche Loricorps du Centre de recherche de l’Institut universitaire de santé mentale de Montréal et de l’UQTR
Louise Nadeau, Ph. D., professeure émérite, Département de psychologie, Université de Montréal ; chercheuse collaboratrice, IUD, RISQ
Chantal Plourde, Ph. D., professeure titulaire, Département de psychoéducation, Université du Québec à Trois-Rivières ; chercheuse régulière, IUD, RISQ
Marianne Saint-Jacques, Ph. D., professeure agrégée, Département des sciences de la santé communautaire, Université de Sherbrooke ; chercheuse collaboratrice, RISQ
Annie-Claude Savard, Ph. D., professeure agrégée, École de travail social et de criminologie, Université Laval ; chercheuse régulière, IUD
Vincent Wagner, Ph. D., chercheur d’établissement à l’IUD ; professeur associé, Département des sciences de la santé communautaire, Université de Sherbrooke ; chercheur régulier, RISQ