Gorbatchev, le réformateur total

Le drame de Mikhaïl Gorbatchev est de voir son nom associé à un événement dont il est responsable, mais qu’il n’a jamais souhaité : la dissolution de l’URSS. Au lendemain de son décès, il est utile de rappeler ce qu’il a voulu faire, en soulignant son approche originale des réformes, qui le distingue à la fois des autres dirigeants communistes et des présidents russes qui lui ont succédé.
Écartons d’abord un mythe. En URSS, les réformes n’étaient pas taboues. En 1985, c’est à l’unanimité que le Comité central du Parti communiste élit à sa tête le « tout jeune » Gorbatchev (il a 54 ans), avec le mandat de redynamiser un régime qui donne des signes d’épuisement. Toute la question est de savoir comment mener les réformes, et quel domaine prioriser.
L’approche initiale de Gorbatchev, suivant l’exemple de son mentor et prédécesseur Iouri Andropov, tout comme celui d’autres dirigeants communistes comme Deng Xiaoping en Chine, vise à rénover l’économie tout en préservant et même en renforçant le pouvoir du Parti, considéré comme le guide moral de la société. C’est ainsi qu’est adoptée en 1985 une loi qui réduit radicalement la production et la vente d’alcool afin de stimuler la productivité au travail. L’échec de cette mesure ainsi que la gestion catastrophique de l’accident nucléaire de Tchernobyl l'année suivante convainquent Gorbatchev de changer de stratégie.
Approche révolutionnaire
Ce n’est qu’à la fin de l’année 1986 que Gorbatchev adopte l’approche révolutionnaire qui fera sa marque. On peut la résumer par la formule « tout en même temps ». Elle repose sur le principe que la réforme économique ne peut réussir qu’à la condition de réformer simultanément à la fois le régime politique et le système international. À partir de ce moment, Gorbatchev insistera systématiquement sur la nécessité de rénover le communisme sur trois fronts : le marché, la démocratie et la paix.
Pourquoi la démocratie ? Selon Gorbatchev, seule la participation du grand nombre permet de lever l’obstruction aux réformes posée par les bureaucrates les plus privilégiés — la « nomenklatura ». Dans ce but, Gorbatchev libère la parole publique, d’abord graduellement — la « glasnost » — puis par l’abolition complète de la censure d’État. Il encourage aussi la participation politique, avec la tenue de premières élections compétitives (avec plus d’un candidat !) et l’abolition du monopole du Parti communiste.
Pourquoi la paix ? Mener de profondes réformes à l’intérieur du pays nécessite de sabrer les dépenses militaires engagées dans la guerre froide et de créer les conditions d’une paix mondiale qui garantiraient la sécurité à moindre coût. Dans cette perspective, l’URSS signe avec les États-Unis des accords de désarmement nucléaire, rend son autonomie à l’Europe de l’Est et retire ses forces d’Afghanistan.
Cette approche « totale » des réformes détonne dans le monde communiste, et notamment en Chine. Peu se souviennent, en effet, que la célèbre manifestation de la place Tian’anmen, en juin 1989, avait été organisée par des étudiants chinois à l’occasion de la venue à Pékin du leader soviétique. La répression qui s’abattit sur eux horrifia Gorbatchev, qui y vit la confirmation de la justesse de sa stratégie. À l’inverse, la disparition de l’URSS deux ans plus tard horrifia les dirigeants chinois, qui se virent confirmés dans l’idée que les réformes économiques ne doivent pas s’accompagner de démocratisation.
Qu’en pensent ceux qui ont dirigé la Russie après la démission de Gorbatchev ? Boris Eltsine et Vladimir Poutine n’ont jamais officiellement renié les trois grands principes de la perestroïka — marché, démocratie, paix —, mais leurs politiques dénotent différents ordres de priorité, c’est le moins qu’on puisse dire.
Boris Eltsine choisit de prioriser la réforme économique. Il est convaincu qu’un passage rapide et irréversible du communisme à l’économie de marché capitaliste — la « thérapie de choc » — nécessite un pouvoir exécutif fort, qui ne soit pas exposé aux aléas de la contestation populaire. Il impose en 1993 une nouvelle Constitution qui concentre les pouvoirs dans les mains du président, refuse de mettre son siège en jeu avant 1996, puis n’est réélu qu’au prix de fraudes monumentales.
L’érosion démocratique se poursuit sous Vladimir Poutine, mais pour des motifs désormais géopolitiques. La répression des ONG et des médias indépendants comme « agents de l’étranger » obéit à une logique qui associe toute critique à une manoeuvre de déstabilisation pilotée par les adversaires internationaux de la Russie, à commencer par les États-Unis.
L’invasion de l’Ukraine en février dernier consacre l’abandon définitif des voeux de paix de Gorbatchev. L’économie de marché est toujours en vigueur en Russie, mais elle va désormais de pair avec un autoritarisme paternaliste et une politique étrangère offensive, dans un curieux retour à l’approche initiale de Gorbatchev en 1985-1986. Faudra-t-il un nouveau Tchernobyl pour inspirer un changement de stratégie ?
Correction : Une version précédente de ce texte indiquait que la loi sur la réduction de la production d’alcool avait été adoptée en 1986, plutôt qu'en 1985.