Chava Rosenfarb et la littérature montréalaise

Cet été, Christian Desmeules a écrit une fascinante série de six textes intitulée « Écrivains dans les tranchées », dans laquelle il a retracé le fil des liens complexes entre guerre et écriture à l’aune de la modernité. Je souhaiterais cependant y ajouter un élément majeur qui a été éclipsé : le rôle des écrivains qui, n’étant pas à proprement parler des soldats « dans les tranchées », ont néanmoins vu la guerre de trop près. Je veux parler des témoins civils et politiques des atrocités nazies commises pendant la Seconde Guerre mondiale.
Comme souvent, ces témoins se sont retrouvés mis à l’écart du discours entourant guerre et littérature, ce qui était déjà l’un des grands obstacles à la réception des témoignages dès l’époque de l’après-guerre, puisqu’on considérait que seuls les soldats — et une poignée de héros masculins de la Résistance — pouvaient avoir une autorité en la matière.
Parmi les écrivains des « tranchées » concentrationnaires, mentionnons notamment Primo Levi, qui par son style dénué de pathos nous fait paradoxalement sentir l’ampleur de la tragédie juive ; Elie Wiesel, qui a passé sa vie à réfléchir aux répercussions philosophiques de la violence ; Robert Antelme, que mentionne brièvement M. Desmeules pour passer aussitôt à Marguerite Duras, mais qui a publié l’un des plus brillants livres du genre testimonial.
Chava Rosenfarb
Or, il se trouve en fait que nous comptons parmi nos écrivains montréalais une femme d’une plume remarquable qui a survécu au génocide perpétré par les nazis, mais qui demeure hélas méconnue du grand public : Chava Rosenfarb (1923-2011).
Née dans la ville industrielle de Lodz, en Pologne, Rosenfarb est incarcérée dans le ghetto de cette ville, puis dans les camps d’Auschwitz-Birkenau, Sasel et Bergen-Belsen, d’où elle est libérée en avril 1945. Elle immigre au Canada en 1950 et s’installe à Montréal avec son mari, un certain Henry Morgentaler. C’est dans cette ville qu’elle aime qu’elle écrit la grande majorité de son oeuvre axée sur la Shoah et sur ses conséquences.
À la fois écrivaine et survivante, les questions qui l’habitent tournent autour de ces deux vecteurs d’identité profonde. Comment représenter de manière littéraire les persécutions déshumanisantes — famine, promiscuité, insalubrité — subies par les Juifs ? Comment évoquer authentiquement la mémoire de tous ceux qu’elle a connus et qui ont péri aux mains des nazis et de leurs collaborateurs ? Comment parler, aussi, de l’ampleur de l’ébullition créative qui a animé les artistes du ghetto de Lodz devant l’imminence de leur mort ?
Elle fait paraître en 1972 une vaste chronique fictionnelle en trois tomes sur le ghetto de Lodz qui suit et entremêle le destin de dix familles de classes sociales variées de 1939 à 1944, c’est-à-dire de l’avant-guerre jusqu’à la liquidation du ghetto. La lecture de ce chef-d’oeuvre épique, qui s’inscrit dans la filiation des grands romans russes, s’avère indispensable pour quiconque cherche à saisir les nombreuses étapes de l’entreprise génocidaire nazie vécues à hauteur humaine.
Dans des nouvelles admirables portant sur la difficile — voire impossible — réhabilitation des survivants de la Shoah écrasés par le poids de leurs souvenirs, Chava Rosenfarb fait évoluer de nombreux protagonistes immigrants de Montréal. Avec ces nouvelles rassemblées sous le titre Survivors (2004), nous trouvons une oeuvre où coexistent la mémoire de la Shoah et le territoire québécois, et où interagissent des personnages issus des populations juive et francophone catholique de la métropole.
Littérature yiddish
Pourquoi donc une écrivaine de cette trempe est-elle ainsi ignorée dans les littératures québécoise et canadienne ? La raison principale est simple, mais non moins tragique : Chava Rosenfarb écrivait en yiddish.
Quand on sait que, des six millions de Juifs assassinés pendant la Shoah, environ cinq millions étaient des locuteurs du yiddish, que la haine nazie a mené directement à l’effondrement de cette langue à travers le monde et que, parallèlement, Rosenfarb continuait d’écrire en yiddish — perdant ses lecteurs au même rythme que croissait son talent —, on peut mesurer l’ampleur de l’audace désespérée qui l’animait : celle de raconter la catastrophe dans la langue des victimes.
Une grande partie de son oeuvre a déjà été traduite en anglais (son roman sur le ghetto s’intitule The Tree of Life), notamment par l’autrice elle-même et par Goldie Morgentaler, sans que cela lui ait valu la notoriété qu’elle mérite.
Espérons une prompte traduction française — entamée par Chantal Ringuet et Pierre Anctil — qui pourra la rapprocher des Québécois francophones qu’elle appréciait sincèrement. Notre compréhension littéraire de la Shoah, et de la guerre plus généralement, ne s’en trouvera qu’accrue.
Réplique de Christian Desmeules
Cette série d’été improvisée en six épisodes s’intéressait aux écrivains qui ont participé à la guerre, les armes à la main, qui l’ont exaltée ou qui ont tenté d’y résister. S’il avait fallu prendre en compte aussi les victimes civiles, les écrivains qui ont survécu à la Shoah et les romanciers qui ont fait de la guerre l’âme de leurs fictions, on comprendra aisément que le corpus aurait explosé. Il ne fait aucun doute, par ailleurs, que l’expérience des camps nazis, telle que racontée par Chava Rosenfarb, Edith Bruck, Charlotte Delbo ou Robert Antelme, constitue une part importante de l’histoire et de la littérature du XXe siècle. Mais aucun de ces auteurs n’a été « éclipsé », que l’on se rassure : ils ne correspondaient tout simplement pas au sujet étroit auquel nous avons choisi de nous intéresser.
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