Tribunal populaire… ou économie morale?

Le mois dernier, l’humoriste Julien Lacroix a annulé son retour sur scène après avoir reçu des menaces visant des membres de sa famille.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Le mois dernier, l’humoriste Julien Lacroix a annulé son retour sur scène après avoir reçu des menaces visant des membres de sa famille.

Dans les dernières semaines, des crimessexuels passés sont revenus hanter leurs auteurs. L’affaire Philippe Bond, révélée par une minutieuse enquête de La Presse, le retour — avorté — de Julien Lacroix et celui — réussi ? — de Maripier Morin ont suscité leurs lots de réactions.

Réactions viscérales, comme toujours lorsque la société se lève et se secoue, sans que son jugement soit préalablement approuvé par la sanction du droit. Plusieurs, agrippés à la présomption d’innocence, ont dénoncé des lynchages, ou tenu à prendre leurs distances d’un supposé tribunal populaire.

Serait-ce donc qu’il n’existe de justice que celle des tribunaux ? La société serait-elle dépourvue d’autres mécanismes de défense ou d’affirmation des normes et des valeurs qui lui sont chères (ici, le respect du corps de l’autre, de sa volonté, de son consentement), démunie jusqu’à l’intervention de la justice institutionnalisée ? Se pourrait-il que la foule ne soit que lyncheuse, jamais raisonnable, jamais morale ? Les choses sont plus complexes.

Les leçons d’Edward Thompson

Tentons, pour mieux comprendre le phénomène des dénonciations, puis des réactions qu’elles suscitent, d’y jeter un nouvel éclairage, au risque de nous en éloigner d’abord un peu.

Étudiant les émeutes de la faim dans la société anglaise du XVIIIe siècle, le grand historien britannique des classes populaires Edward P. Thompson a montré que la foule n’était pas qu’une bête, ni ses protestations qu’un spasme presque animal : en se soulevant, le peuple paysan ne cherchait pas avant tout à assouvir sa faim et sa colère. Au contraire : il protestait contre le mauvais partage des ressources, contre la rapacité des gouvernants et contre la surcaptation qui mettait en péril le fragile équilibre de la communauté.

Un consensus existait au sein du groupe, sur la part qui devait revenir à chacun, sur les droits communautaires traditionnels, sur la légitimité ou l’illégitimité des pratiques ; l’émeute et le charivari venaient sanctionner celui qui rompait ce consensus comme celui qui, venu de l’extérieur, fût-il agent de la Couronne, l’ignorait trop ostensiblement ou contrevenait à ses règles.

E. P. Thompson a nommé « économie morale » ce « système de normes et d’obligations » à partir duquel la communauté paysanne justifiait son action et départageait le légitime de l’illégitime. Étendue à d’autres domaines que l’économie, et extraite de son contexte historique d’origine, l’économie morale, pour le dire avec les mots de l’anthropologue et sociologue Didier Fassin, « distingue ce qui se fait et ce qui ne se fait pas » ; elle affirme « des principes de bonne vie, de justice, de dignité, de respect ».

Charivari au temps des réseaux sociaux

 

Risquons maintenant une hypothèse : et si, dans le sillage du mouvement #MoiAussi, notre économie morale avait changé, et l’avait fait plus vite, plus décisivement que nos institutions, nos forces de police et nos tribunaux ?

Et si, face à des puissants ou à des vedettes qui utilisent trop souvent une loi impropre, car aliénante pour les victimes, à leur avantage, la communauté — celle des femmes, d’abord — avait pris sur elle de faire respecter les nouvelles normes, ô combien salutaires, de cette économie morale ?

Et comment le fait-elle ? En mettant au ban ceux qui, par leurs gestes, s’en sont déjà eux-mêmes exclus ; en transposant dans la sphère publique les récits de comportements, d’exactions, de crimes qui, pour être connus (« tout le monde savait »), n’en demeuraient pas moins jusqu’alors énoncés uniquement dans la sphère privée.

Héritière probable du charivari, de la « rough music » chère elle aussi à Edward Thompson, cette « forme rituelle d’hostilité envers des individus ayant enfreint certaines règles », la dénonciation par les réseaux sociaux (ou, sous une forme plus policée, par enquête journalistique) se présente comme un « jugement de la communauté », jugement public dont la cible « doit réapparaître […] le lendemain matin, en sachant qu’aux yeux de chaque voisin et de chaque enfant [elle] est quelqu’un de méprisable ».

Tout comme, dans les communautés anglaises, italiennes, françaises d’autrefois, on chahutait, on brûlait l’effigie de l’exclu, du fauteur de troubles, du batteur de femmes, la dénonciation,lorsqu’elle est suivie, constitue une mise à mort symbolique et sociale de celui que la société locale a jugé coupable. Le charivari, sous des formes diverses, est de tous les pays et de tous les temps : qu’on le retrouve à notre époque, changé mais reconnaissable, n’a rien d’une surprise.

Ce charivari contemporain, porté par la parole massive, aux multiples échos, des réseaux, est l’une des formes que peut revêtir la justice, même dans un monde aussi policé que le nôtre. Elle n’est ni plus rude ni plus douce que la loi des juges. Elle est autre ; son efficacité et sa légitimité sont ailleurs.

Autre, pas meilleure : il suffit pour s’en convaincre de constater le déferlement de haine dont est victime Safia Nolin, cible perpétuelle d’un charivari virtuel et médiatique infâme. Car l’économie morale d’une société, nous avertit encore Edward P. Thompson, est à l’image de cette société même, le reflet de ses valeurs… et de ses préjugés.

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