Une panique morale nommée «pourboire»

«Lorsque le pourboire s’étend dans d’autres commerces, comme c’est le cas actuellement, nous ne possédons pas encore d’automatismes, et c’est la confusion», écrit l'auteur.
Photo: Adil Boukind Le Devoir «Lorsque le pourboire s’étend dans d’autres commerces, comme c’est le cas actuellement, nous ne possédons pas encore d’automatismes, et c’est la confusion», écrit l'auteur.

Nous avons vécu une petite panique morale au cours des dernières semaines, alors que de nombreux chroniqueurs conservateurs ont dénoncé la prolifération du pourboire dans des commerces où on ne le retrouvait pas jusqu’à récemment.

Dans un billet paru dans La Presse, Marie-Ève Fournier s’est scandalisée de ce que la machine de paiement lui offre la possibilité de laisser un pourboire à la boulangerie. Dans une chronique subséquente, elle expliquait que cette situation a été provoquée par les travailleurs, qui n’hésitent pas à « tordre le bras » à leurs pauvres employeurs.

Philippe Labrecque a renchéri dans Les Affaires en avançant que cette « crise du pourboire », dorénavant « hors de contrôle », est « symptomatique » d’une économie où l’on a bénéficié de la PCU. Quel est le rapport ? L’auteur ne fournira pas plus de détails.

Des universitaires ont eux aussi alimenté l’affolement public. Sur les ondes de RDI, le professeur de marketing à HEC Jacques Nantel a parlé du pourboire comme d’un « feu de forêt » incontrôlable, qui se propage dans tous les secteurs de l’économie. Il avait lui aussi sa petite explication : « Les Québécois sont gênés de déplaire » et sont incapables de refuser de donner un pourboire.

Tranquillement, ce peuple né pour un petit pain serait en train de mourir pour un pourboire.

 

Avec un peu de recul, cet effroi collectif paraît ridicule. Face à la machine de paiement, il est aisé de décliner l’invitation à laisser un extra. On peut tout de même se demander : pourquoi le pourboire provoque-t-il un malaise ? Comment se fait-il que des conservateurs aient pu se saisir de cette petite pratique du quotidien pour susciter le ressentiment contre les travailleurs et les politiques de solidarité ? Si on fait un peu d’histoire, on découvre que ce genre de panique n’est pas une nouveauté. Au Québec, dans les années 1980, on débat de l’abolition du pourboire à l’Assemblée nationale et dans les médias.

On se lamente sur les différentes tribunes publiques : le pourboire se retrouve dorénavant « partout », dit-on, tant chez le barbier que dans le taxi. Si l’on remonte encore plus loin, aux États-Unis cette fois, on peut découvrir dans les années 1900 des ligues antipourboire qui font pression sur les élus pour carrément rendre illégaux les quelques dollars que l’on donne en plus de l’addition.

En réalité, le pourboire rend mal à l’aise, peu importe l’époque, parce que sa nature est ambivalente. Il est à mi-chemin entre le paiement et le cadeau. Un paiement est obligatoire : il s’agit d’un tarif fixe dont on s’acquitte pour obtenir un bien ou un service. Pour sa part, le cadeau est libre : il ne peut être exigé, car on le donne pour marquer son appréciation d’autrui. Le pourboire se trouve précisément entre ces deux types de transactions.

Au restaurant, le pourboire de 15 % est devenu un automatisme, ce qui lui permet de prendre l’allure d’un paiement « en échange » du service. C’est seulement la variation à cette norme qui parvient à communiquer une appréciation (ou une insatisfaction).

Lorsque le pourboire s’étend dans d’autres commerces, comme c’est le cas actuellement, nous ne possédons pas encore d’automatismes, et c’est la confusion. La nature ambivalente du pourboire ressurgit alors et prend la forme de ce malaise que nous ressentons au moment de payer : « Si on me le réclame, ce ne peut être qu’un paiement, mais en même temps, j’ai le choix, ce doit donc être un cadeau. » Voilà qui est ambigu.

Nous vivons ainsi une période de transition. Sous la pression, des commerçants retireront peut-être la possibilité de laisser un pourboire sur leurs machines de paiement. Il est également possible que celle-ci s’installe pour de bon à la boulangerie et au garage.

Dans les deux cas, ce n’est qu’une question de temps avant que la pratique du pourboire redevienne un automatisme et replonge dans les eaux profondes de l’impensé… jusqu’à la prochaine panique morale.

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