L’horticulture sociale : des bienfaits pour l’intime et le collectif

Chaque lundi, «Le Devoir» vous entraîne à sa suite sur les chemins de traverse de la vie universitaire. Une proposition à la fois savante et intime, à cueillir comme une carte postale pendant la belle saison. Cette semaine, Annabelle Payant nous offre une incursion dans le milieu communautaire montréalais à l’organisme Le sac à dos, où elle a réalisé un projet de photoreportage à l’été 2021 dans le cadre d’une activité de jardinage offerte à des personnes en processus de réinsertion sociale.
7 juin 2021
J’arrive dans les locaux du Sac à dos, situés au sous-sol de l’église unie Saint-Jean. L’organisme oeuvre auprès de personnes en situation d’itinérance en offrant plusieurs services (douche, buanderie, comptoir postal, location de casiers d’entreposage, etc.) et propose divers programmes en réinsertion sociale. L’activité de jardinage est une initiative hebdomadaire qui permet aux participants du centre de contribuer à un projet commun durant la belle saison, et ce, sur une base volontaire. Les principaux objectifs : initier à l’autosuffisance alimentaire, favoriser la bonne alimentation, diversifier les acquis, développer une autonomie et créer des liens.
L’atelier se déroule sur le terrain du bâtiment voisin, l’un des immeubles de logements sociaux que possède l’organisme. La cour arrière fourmille de joie. Près d’une dizaine de participants sèment des légumes dans les parcelles de terre et plantent des fleurs sous la supervision des animateurs horticoles de l’organisme Coup d’pousse Montréal et d’une intervenante du Sac à dos.
Je me présente au groupe, discute avec les gens, les regarde à l’oeuvre et prends quelques photos sur le vif. Une dame aux cheveux de fée, la seule femme du groupe, me fait la conversation tout en plantant des pétunias. Elle n’a pas peur de mon appareil photo et s’enthousiasme à chaque clic. Au loin, un participant qui porte un casque d’écoute rouge arrose des plants de tomates avec attention. Tout au long de l’activité, il se fait discret, mais travaille avec soin, ses écouteurs toujours en place.

Vers midi, la petite cour se vide. Un dîner attend le groupe à l’organisme. Au menu : pâté chinois et tranches de melon d’eau. Des plexiglas divisent les places aux tables. Chacun mange dans son coin, pandémie oblige. Guy, le cuisiner, me sert un délicieux thé glacé maison, et me dévoile même sa recette. Avant de quitter les lieux, je salue l’homme aux écouteurs rouges. Il me fait un signe de la main et un sourire franc.
5 juillet 2021
Nous visitons les jardins de l’UQAM avec une intervenante du Collectif de recherche en aménagement paysager et en agriculture urbaine durable (CRAPAUD), qui nous offre un atelier sur les plantes indigènes. L’homme aux écouteurs rouges est le seul qui s’est présenté. L’activité n’est pas obligatoire. La participation varie donc de semaine en semaine. Avide de connaissances, il scrute les parcelles de terre, écoute attentivement notre guide, la questionne quant aux vertus des différents végétaux, frotte des feuilles de molène et d’anémone entre ses doigts puis sent leur parfum.
Je le suis pas à pas et prends des dizaines de photos. Quand la visite guidée se termine, je lui demande si mon appareil ne l’a pas trop embêté. Il me répond qu’il était trop absorbé par l’atelier pour avoir conscience que je le photographiais. Sur le chemin du retour vers Le sac à dos, il s’arrête à chaque plate-bande en bordure des rues pour identifier les plantes — qui ne sont plus des mauvaises herbes à ses yeux — et cueillir quelques feuilles au passage. Aux premières loges, je vois naître en lui un réel intérêt pour l’horticulture. Avant le repas, nous arrosons le jardin à l’organisme. Des plants de radis et de carottes tapissent maintenant le potager.
19 juillet 2021
Nous nous dirigeons vers la place Mignonne, dans le parc Paul-Dozois, où un immense tas de terre attend le groupe. La mission du jour : installer des bacs de jardinage puis y planter des impatiens, du basilic et de la ciboulette. Un participant tente de remplir une brouette de terre, mais lutte contre une douleur à la jambe. L’intervenante l’invite à s’asseoir et lui rappelle que personne n’a l’obligation de travailler physiquement pendant l’atelier. Seule sa présence est suffisante et appréciée.
De son plein gré, l’homme aux écouteurs rouges prend la relève en chantonnant et fait plusieurs voyages de terre. La dame aux cheveux de fée se charge du repiquage avec une joie contagieuse. À la fin de la matinée, il ne reste plus qu’un petit amas de terreau à ramasser. Plus vivant et chaleureux, le nouvel aménagement du parc séduit les passants. Si certains ralentissent le pas pour contempler les bacs fleuris fraîchement installés, d’autres s’installent le temps d’une pause en toute quiétude.
9 août 2021
Dans le potager du Sac à dos, c’est l’abondance. Une partie du groupe récolte des betteraves, des concombres, de petites aubergines et des radis. L’ail est à point. La dame aux cheveux de fée apprend à tresser les gousses aux côtés de l’intervenante. « C’est miraculeux, on a fait ça ! » s’exclame-t-elle à la vue des récoltes.

L’homme aux écouteurs rouges et l’animatrice horticole installent des treillis pour soutenir les plants de tomates qui s’affaissent en raison de leur forte croissance. D’ici une semaine ou deux, les coeurs-de-boeuf seront prêtes à être cueillies. Sur les balcons des résidents, les fines herbes ont triplé de volume. Au dernier étage, un locataire scande des encouragements aux participants, qui lui font des signes de la main, tout sourire.
23 août 2021
L’atelier tire à sa fin. Je photographie les participants qui se partagent les dernières récoltes. En retrait, l’homme aux écouteurs rouges, qui n’a pas manqué l’activité une seule fois, taille un bouquet de ciboulette d’un geste naturel, assuré. Je discute un instant avec lui. Il me confie qu’il s’agissait de son baptême du jardinage, et qu’au contact des animateurs horticoles, il a développé une nouvelle passion. Je lui réponds qu’il pourrait envisager de travailler dans ce domaine, ce à quoi il acquiesce, encouragé et confiant.
À midi, je salue le groupe, quitte les lieux puis traverse la place Mignonne une ultime fois, habitée par ces rencontres estivales et l’esprit de solidarité qui régnait en permanence.
Le sac à dos constitue un passage dans une vie. Certains participants y restent quelques mois, d’autres quelques années. Maintenant, quand je visite une pépinière ou un verger, je repense à ces gens que j’ai côtoyés. J’ouvre grands les yeux, dans l’espoir de tomber face à face avec l’un d’eux, à l’ouvrage, les mains plongées dans la terre.