Série Cap sur le fleuve | Les gardiens du fleuve
![«Encourager la future génération à protéger le fleuve, c’est là ma vocation. [...] Ma façon à moi de chanter pour ces cétacés, pour qu’ils puissent continuer d’être des piliers de cet écosystème fragile», écrit l’autrice.](https://media2.ledevoir.com/images_galerie/nwd_1322409_1022250/image.jpg)
Cet été, Le Devoir sillonne les eaux du fleuve Saint-Laurent, ce géant « presque océan, presque Atlantique » que chante Charlebois, et ses abords afin de nourrir une série. Aujourd’hui, une carte postale inspirante et engagée, qui nous vient du Bas-Saint-Laurent.
Je me souviens qu’en troisième année du primaire, ma professeure nous avait demandé de faire un dessin. Nous devions faire l’exercice de nous imaginer adultes, pratiquant ce que l’on appelle un métier. Mon dessin me représentait, mégaphone à la main, naviguant sur mon minuscule zodiac. Je me tiens seule en haute mer avec mes sourcils froncés, invectivant un baleinier monstrueux. Entre nos deux embarcations se trouve un rorqual à bosse, mortellement blessé par un harpon. Je me souviens d’avoir appuyé très fort sur mon feutre rouge pour faire la mare de sang.
J’ai toujours perçu les baleines comme des entités mythiques. Les voir en images me procure une grande sérénité. À l’adolescence, j’ai oublié mon culte pour les Megaptera novaeangliae. Je me suis sentie seule, désabusée. La nature souffrait plus que je me l’étais imaginé. J’ai préféré oublier plutôt que de subir la honte de mon inaction. Je croyais que je ne pouvais pas sauver qui que ce soit, que la tâche était trop immense. Je suis donc passée dans la vie adulte sans penser à ma baleine blessée. Je m’en repens encore.
Il faudra attendre 20 ans pour que le chant de la baleine de mon enfance revienne me bercer. Dans mon ventre gonflé d’eau nage un petit être. L’héritière de notre planète. Ma vie prend doucement racine dans le Bas-Saint-Laurent. Je côtoie quotidiennement les rives douces et argileuses du fleuve. Je reprends contact avec la pureté de la nature. Le grand air du large et le varech auront raison de mon amnésie.
De plus en plus, j’entends parler dans les journaux locaux de la mort de bélugas, de leurs veaux surtout, dans la pouponnière de Cacouna. J’épluche toute l’information disponible sur les causes de ces morts précoces. Je me souviens de mon mégaphone et de mes sourcils froncés.
Je fais des recherches. Je m’interroge. Je suis aussi des cours à l’université sur l’écotoxicologie, car je veux approfondir le sujet, je veux savoir. L’ignorance n’a plus sa place quand on parle d’environnement. Au sein de l’écosystème-fleuve, il n’y a plus de harpons qui tuent nos baleines, mais des métaux lourds, des PCB, des hydrocarbures et d’autres produits industriels bioaccumulés chez les grands mammifères marins. Ce sont nos rejets industriels qui les tuent. Notre fleuve est malade, le berceau des baleineaux est empoisonné. Allez dire ça à une mère.
Je mets la main sur mon ventre. Je sens les douces petites vagues que mon enfant y fait, je ressens le besoin d’en faire de plus grosses encore. Je veux que les gens sachent. J’ai envie d’appuyer très fort sur mon clavier d’ordinateur, de faire un code morse infernal en écrivant ces mots, de donner une voix à l’estuaire, au golfe et au fleuve, qui est comme un livre ouvert devant ma fenêtre. Nous sommes tous reliés, le plancton, le roseau, les grands sapins, le béluga et la sarcelle. Il est temps de reprendre notre place dans la nature, de la sacraliser, de lui redonner ces lettres de noblesse et, pourquoi pas, de faire de la nature une entité de droits. Les grandes industries de ce monde le sont bien, elles…
Je suis chargée de projets en écoéducation au sein du Semoir. J’enseigne à la jeunesse québécoise la chance qu’elle a. J’ai conçu un atelier sur le fleuve, ce joyau à protéger. Je lui enseigne les liens entre nos actions et la santé des bélugas et des rorquals à bosse. Je crois que l’ignorance est la pire des armes contre la beauté. Un sentiment d’urgence m’habite. Je veux briser l’ignorance. Je veux former les gardiens du fleuve.
En parallèle, je me lance dans un documentaire avec des amis. Nous avons créé Des rives. Regard sur le fleuve. J’ai habité à Montréal étant jeune, et il aura fallu très longtemps pour que je connaisse le fleuve, pour que je comprenne que j’habitais une île. Nous devons nous réapproprier une conscience collective, la notion que le fleuve fait partie en quelque sorte de notre ADN, de notre histoire. Depuis le documentaire sur le fleuve, disponible dans les écoles, je me sens moins seule, moins impuissante. Vous devriez voir les étincelles dans les yeux des enfants. Autant de feu... Je garde espoir. Après tout, ce sont nos héritiers à tous.
Semer des idées, de l’espoir et des connaissances écosystémiques dans les écoles, voilà ma mission. Encourager la future génération à protéger le fleuve, c’est là ma vocation. C’est ma façon à moi d’honorer la promesse que j’ai faite à ma baleine. Ma façon à moi de chanter pour ces cétacés, pour qu’enfin mes grands amis puissent se faire entendre, pour qu’ils puissent continuer d’être des piliers de cet écosystème fragile. Ma façon à moi de nous rappeler humblement que notre place est avec eux, et non au-dessus d’eux. Ma façon à moi de faire entendre le cri du cœur de notre majestueux fleuve — notre berceau et celui de celles et ceux qui nous suivront.