Êtes-vous caucasien ?

Patrick Moreau est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et contribué à l’ouvrage collectif dirigé par R. Antonius et N. Baillargeon Identité, « race », liberté d’expression, qui vient de paraître aux P.U.L.
Comme on sait, le terme « caucasien » est utilisé depuis plus d’un siècle aux États-Unis pour qualifier la population d’origine européenne. J’ai eu récemment la surprise de le voir également mentionné, à titre d’exemple, dans un formulaire rempli ici à Montréal, où l’on me demandait, comme cela se fait couramment chez nos voisins du Sud, de décliner mon « identité » ethnique ou raciale.
Ce que l’on sait moins, c’est que ce terme étrange, qui réfère à cette chaîne de montagnes située au sud de la Russie, entre la mer Caspienne et la mer Noire, provient des thèses de Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), scientifique allemand qui, à la fin du XVIIIe siècle, distinguait cinq « races » humaines, dont la « race caucasique », autrement dit la « race blanche ».
Pourquoi situait-il l’origine de celle-ci dans le Caucase ? Cela remontait à l’idée selon laquelle l’humanité était née dans la région caucasienne, idée qui découlait notamment d’une lecture littérale de la Bible, où il était raconté que l’Arche de Noé, lors de la décrue qui avait fait suite au Déluge, s’était échouée sur le mont Ararat, donc non loin de l’isthme caucasien. On peut constater au passage à quel point la manière d’établir des « preuves » scientifiques pouvait être en ce temps assez éloignée de celle qui prévaut de nos jours.
Qu’il fut impropre et douteux d’un point de vue scientifique n’empêcha pas le mot « caucasien » de connaître un succès durable et de se retrouver même au coeur d’un imbroglio juridique qui l’amena jusque devant la Cour suprême des États-Unis.
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, la possibilité d’être naturalisé citoyen américain avait été restreinte, puis totalement interdite aux immigrants d’origine asiatique (à l’exception des Philippins, puisque les Philippines furent, entre 1898 et 1946, une colonie états-unienne). Elle était donc réservée aux « personnes blanches », ainsi qu’aux Noirs, en raison du Quatorzième amendement adopté au lendemain de l’abolition de l’esclavage lors de la guerre de Sécession.
Un immigrant japonais, M. Ozawa, argua du fait qu’il avait le teint clair pour revendiquer le droit de devenir citoyen. Les juges de la Cour suprême le déboutèrent toutefois, en alléguant que la notion de « personne blanche » renvoyait moins à la couleur concrète de la peau qu’à l’appartenance à la « race caucasienne ». En tant queJaponais, M. Ozawa, ajoutèrent-ils, appartenait à la race « mongole » (autre « race » définie par J. F. Blumenbach) et ne pouvait donc prétendre à la naturalisation.
Ce jugement donna alors l’idée à un immigrant d’origine indienne de se présenter à son tour devant la cour afin de revendiquer le droit d’accéder à la citoyenneté. M. Bhagat Singh Thind avait un excellent argument : dans l’anthropologie de l’époque, les Indiens, en tant qu’« Aryens », étaient en effet classés dans cette fameuse « race caucasienne » ou « caucasique ».
La Cour suprême le débouta cependant lui aussi et, répudiant l’appareil « scientifique » mobilisé quelque temps plus tôt pour repousser l’argument de M. Ozawa, décréta, à l’encontre du demandeur, qu’il fallait entendre « caucasien » dans le sens que donnerait à ce mot un « homme ordinaire », autrement dit comme désignant une personne dont la peau était « blanche », ce que l’épiderme de M. Bhagat Singh Thind n’était pas.
Il fallut finalement attendre 1952 pour que la loi McCarran-Walter supprime, dans le droit états-unien, toutes ces barrières à la naturalisation fondées sur la « race ».
Catégories raciales
Que peut-on tirer comme conséquence de ces deux jugements que résume Daniel Sabbagh, dans un article sur « Le statut des “Asiatiques” aux États-Unis » paru dans la revue Critique internationale, en 2003 ?
Primo, qu’il n’est pas judicieux d’user du mot « caucasien », hormis pour désigner les populations variées de trans et de subcaucasie (Tcherkesses, Tchétchènes, Ingouches, Ossètes, Koumyks, Géorgiens, etc.).
Secundo, que les cours, même suprêmes, ne méritent peut-être pas l’idolâtrie dont elles font l’objet actuellement : les juges, y compris les plus hauts magistrats du pays, étant assujettis eux aussi aux préjugés, aux biais cognitifs, aux passions politiques qui sont ceux de leurs concitoyens et de leur temps.
Tertio, que l’on a beau user de termes qui se veulent scientifiques ou de tous les euphémismes que l’on voudra, les catégories raciales en usage sont toujours incohérentes, voire absurdes.
Quarto, peut-être faudrait-il en déduire finalement que ces supposées « races » ne sont pas un bon moyen de classer les humains.
Quinto, si un jour, on vous demande de cocher la case « caucasien » dans un quelconque formulaire, refusez ; à moins, bien sûr, que vous ne soyez tcherkesse, tchétchène, ingouche, ossète, koumyk, géorgien, etc.