Mme Freeland, n’oubliez pas la politique fiscale!

La Banque du Canada a encore augmenté son taux directeur, cette fois-ci de 1 point de pourcentage, soit la plus forte hausse depuis 23 ans. Le gouverneur prévient que le taux directeur continuera d’augmenter, pour ramener l’inflation autour de 2 %.
Le taux directeur devait finir par augmenter. Il ne pouvait demeurer indéfiniment autour de zéro. Il devait augmenter pour pouvoir être de nouveau réduit lors d’une prochaine récession.
La lutte contre l’inflation est une bonne raison pour amorcer ces hausses de taux. En effet, le nombre de postes vacants atteint des sommets, les taux de chômage sont très bas dans la plupart des régions canadiennes — il est de 4,3 % au Québec. Et, pour l’instant, la croissance économique est au rendez-vous.
Mais ces hausses du taux directeur réussiront-elles à endiguer l’inflation ? Permettez-moi d’en douter. L’inflation actuelle est un phénomène mondial causé principalement par des problèmes d’approvisionnement. C’est un problème d’offre et non un problème de demande. La réduction de la demande intérieure va peut-être atténuer légèrement les pressions inflationnistes, car les gens achèteront moins. Mais cette stratégie génère d’autres risques. Et le plus grave de ces risques est celui de nuire au rajustement des chaînes d’approvisionnement, la cause première de l’inflation, ainsi qu’à l’urgente transition économique pour contrer les effets des changements climatiques en provoquant une récession.
Des taux d’intérêt élevés ont un effet dissuasif sur les investissements privés qui sont nécessaires pour rétablir les chaînes d’approvisionnement dans notre univers économique où la mondialisation a accru les incertitudes. Ils nuisent également à l’adoption de technologies vertes.
Les risques de récession et de stagnation provoqués par une stratégie de hausses successives de taux d’intérêt peuvent être néanmoins atténués. C’est là mon propos.
Si la politique monétaire vise à restreindre la demande, la politique fiscale doit contrer les problèmes d’offre.
Pour réduire les effets pervers et les conséquences inévitables des hausses importantes du coût du crédit, la politique fiscale doit être mise à contribution. Elle doit viser résolument l’accroissement de l’investissement et principalement l’investissement public nécessaire pour une transition équitable de l’économie vers une cible zéro d’émission de gaz à effet de serre.
Or, dans le contexte de taux d’intérêt plus élevés, les pressions financières augmenteront sur les gouvernements pour qu’ils réduisent leur déficit accumulé pendant la pandémie et qu’ils fassent des coupes dans les dépenses publiques ainsi que dans l’investissement social.
C’est ce qui est arrivé pendant la période qui a perduré tout au long des années 1980 et 1990, lorsque les taux d’intérêt étaient élevés et que les gouvernements voulaient réduire les frais de la dette. Le Canada a connu une stagnation de son économie et un sous-investissement public dont on sent encore les effets. On le constate en regardant l’état de nos routes, de nos hôpitaux, de nos écoles, et j’en passe !
Toutefois, contrairement à ce qui s’est passé dans les années 1980 et 1990, le taux de chômage augmentera moins cette fois, car de nombreux baby-boomers partiront à la retraite, la population vieillissant. Des postes pourraient même demeurer vacants dans certains secteurs, comme la construction, la santé et l’éducation, pour n’en nommer que quelques-uns. Paradoxalement, la production pourrait aussi diminuer. À la limite, on pourrait observer le quasi-plein-emploi au Québec et une contraction de la production. L’inflation pourrait continuer puisque les problèmes d’approvisionnement pourraient perdurer. Dans un tel scénario, certes pessimiste, les déficits des gouvernements augmenteraient. La hantise de l’équilibre budgétaire referait surface de plus belle.
Madame la Ministre des Finances du Canada — et je m’adresse aussi à ses homologues provinciaux —, n’oubliez pas les années 1980 et 1990. Ne cédez pas aux pressions populaires pour équilibrer les budgets de manière précipitée. Élaborez plutôt des plans d’investissement et adoptez des budgets rigoureux. On trouve trop souvent dans les budgets des réponses politiques aux listes d’épicerie de tous les groupes. Il est temps d’avoir des objectifs budgétaires précis associés à un ancrage fiscal, et visant la prospérité à travers des investissements sociaux nécessaires pour une transition équitable.
Pour faciliter un tel exercice budgétaire discipliné, la comptabilité publique doit être adaptée aux réalités d’aujourd’hui. On doit redéfinir la notion de capital pour y inclure l’investissement intangible en capital humain. Ce qui rejoint les propos de Mark Carney, ex-gouverneur de la Banque du Canada, quand, dans son récent livre, il propose que les bilans financiers des gouvernements soient utilisés pour équilibrer la croissance à court terme et la croissance durable à long terme. Il ajoute qu’il est important pour les gouvernements d’investir dans les biens publics, comme la formation, et d’avoir des visions à long terme.
David Dodge, lui aussi ex-gouverneur de la Banque du Canada, disait, dans le cadre d’une récente comparution au Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, que les gouvernements se devaient également d’investir davantage en formation.
Bref, dans les prochains mois et les prochaines années, il ne faudra pas se laisser distraire par les discours qui prônent la nécessité du retour à l’équilibre. Il faut se souvenir. Nous le devons aux générations futures.