À qui appartient le paysage du fleuve Saint-Laurent?

Qu’attend-on pour faire valoir le caractère collectif des paysages fluviaux? Ici, on aperçoit la rive du fleuve Saint-Laurent, à la hauteur de L’Isle-aux-Coudres.
Photo: Olivier Zuida Le Devoir Qu’attend-on pour faire valoir le caractère collectif des paysages fluviaux? Ici, on aperçoit la rive du fleuve Saint-Laurent, à la hauteur de L’Isle-aux-Coudres.

L’été durant, Le Devoir sillonne les eaux du fleuve Saint-Laurent, ce géant « presque océan, presque Atlantique » que chante Charlebois. Aujourd’hui, on s’interroge sur la valeur de son époustouflant paysage. Un bien collectif en manque de reconnaissance.

À qui appartient le paysage ? Pourquoi laisse-t-on se faire défigurer les rives du fleuve par certains usages industriels, commerciaux, résidentiels ? Je suis de retour sur la terrasse Grey à Québec, qui borde les champs de bataille, après quelques années d’absence. Je vois à mon grand désarroi, assise sur un banc de parc faisant face au fleuve, un pétrolier qui fait le plein (j’imagine), garé au quai Ultramar/Valéro juste en face, à Lévis.

La firme américaine Valero Energy est installée dans l’usine Jean-Gaulin, anciennement Ultramar, et, même si elle a décoré ses réservoirs près de la piste cyclable, il reste difficile de la manquer tant son empreinte dans le paysage est grande. Ses activités commerciales engendrent un trafic pétrolier dans ce qui est connu comme la Voie maritime du Saint-Laurent.

Parfois, cette firme est aussi responsable de déversements lors de manutentions de son carburant ou de manipulations en usine (en 2013, ce sont 200 000 litres de carburant qui se sont répandus dans les canalisations de l’entreprise. Une quantité indéterminée a été déversée dans le fleuve sans être déclarée par la firme ; en 2016, on dénombrait 24 avis de non-conformité remis par le ministère de l’Environnement pour non-respect des lois relatives à l’environnement). Pour les usagers de la terrasse Grey, résidents comme touristes, ces activités industrielles offrent une vision très décevante pour une ville inscrite sur la liste du patrimoine mondial.

Des souvenirs en partage

 

Ce que l’on appelle « Voie maritime du Saint-Laurent » est avant toute chose un écosystème fluvial, aérien et terrestre qui alimente une biodiversité riche et épatante où les espèces vivent en interdépendance. C’est aussi, pour les gens qui vivent sur ses rives, un lieu de repos, de méditation, de loisirs, une présence bienveillante, un fil historique entre les populations qui l’ont côtoyé — des Premières Nations jusqu’aux populations urbaines d’aujourd’hui.

Qui n’a pas de souvenirs d’enfance le long du fleuve ? Qui n’a pas trouvé réconfort en se promenant, rêveur, sur ses berges ou en s’y mouillant les pieds ? Qui n’a pas respiré ses embruns et fermé les yeux en se laissant transporter dans son imagination jusqu’à l’océan Atlantique, au fil de l’eau ?

Ses rives, parfois de roc incliné, majoritairement boisées, forment un paysage long de 1200 kilomètres à protéger, un paysage collectif qui n’appartient à personne et qui appartient à tout le monde à la fois. Un paysage que tout un chacun peut admirer et contempler, pour en rapporter des souvenirs à la maison. Si l’on se rend compte, par ailleurs, des pressions qu’exercent les nouvelles constructions résidentielles, souvent des bâtiments à plusieurs étages, sur les terrains situés au sommet des falaises, on constate aussi les trouées laissées par le déboisement des côtes et les lésions irréparables dans le paysage qui en résultent.

J’ai regardé l’été dernier les pelles mécaniques détruire d’importants pans de boisés riverains sur une falaise de la Rive-Sud, en face de la marina de Cap-Rouge. J’ai aussi vu avec stupéfaction une grue d’une hauteur impressionnante s’y implanter. A suivi la construction d’une tour d’appartements qui logera des dizaines de privilégiés, les ayants droit à une vue imprenable sur le fleuve.

Mais cela au grand dam de la population sur l’autre rive, qui doit maintenant composer avec cet ajout disgracieux qui rime avec discontinuité écologique. Sans parler des impacts sur l’écosystème local et des risques importants d’érosion lorsque les falaises subissent une coupe à blanc du genre de celle qui a été réalisée, toujours au nom de la vue imprenable que l’on vendra à hauts prix.

Un écosystème vivant

 

À qui appartient le paysage, au juste ? Des collectifs de citoyens en Gaspésie, en Estrie et dans Charlevoix se sont formés pour faire l’état des lieux de la qualité des paysages, ce qui a débouché sur des chartes de protection du paysage. Alors, pourquoi le fleuve Saint-Laurent n’aurait-il pas droit lui aussi à sa charte de protection ?

L’Observatoire international des droits de la nature (OIDN), basé à Montréal, a déposé un projet de loi en avril dernier à l’Assemblée nationale pour faire valoir les droits du fleuve. Peut-on imaginer donner au fleuve Saint-Laurent la possibilité de se protéger contre ces attaques qui défigurent ses rives, son paysage et qui portent atteinte à son intégrité écologique ?

La reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Saint-Laurent pourrait faire progresser le droit québécois en incluant une composante écocentrée qui permettrait de changer de perspective et d’arrêter de prioriser les besoins des humains (ce que reflète le droit anthropocentré), qui parfois mènent à des abus (écocides).

Qu’attend-on pour faire valoir le caractère collectif des paysages fluviaux ? Des outils juridiques qui intègrent les savoirs locaux, comme une charte du paysage du fleuve et une loi sur la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve Saint-Laurent, permettraient de reconnaître qu’il est beaucoup plus qu’une voie maritime, qu’il s’agit d’un écosystème vivant.

Le fleuve est une source de vie, que l’on souhaiterait infinie, mais qui, hélas, est menacée par plusieurs facteurs endogènes et exogènes (l’épandage de pesticides sur les gazons, les activités industrielles polluantes, la salinisation par les sels de voirie, les changements climatiques, les constructions non respectueuses de l’environnement, le trafic maritime, etc.). Aider le fleuve, c’est s’aider soi-même. Nous sommes le fleuve !

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