Y a-t-il un Conseil nocturne à l’Université Laval?

«Je soutiendrai l’idée selon laquelle il s’agit non seulement de défendre la liberté universitaire, mais aussi la science elle-même, dont l’administration de l’Université Laval ne comprend ni l’esprit, ni la méthode», écrit l'auteur.
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne «Je soutiendrai l’idée selon laquelle il s’agit non seulement de défendre la liberté universitaire, mais aussi la science elle-même, dont l’administration de l’Université Laval ne comprend ni l’esprit, ni la méthode», écrit l'auteur.

Dans Les Lois, Platon considère que même les gens honnêtes doivent être châtiés lorsque leurs opinions sur les dieux s’écartent de celles établies par l’État. Il faut, pour les rééduquer, les emprisonner dans une « maison du retour à la raison », où un Conseil nocturne les prendra en charge pour soigner leur âme malade.

Après l’enquête d’un comité piloté par un avocat, l’administration de l’Université Laval a pris la décision de suspendre deux professeurs, Patrick Provost et Nicolas Derome, dont les propos sur la COVID-19 s’écartent de ce qui est officiellement admis par l’État. L’administration a-t-elle également prévu, durant cette suspension, un « retour à la raison », avec un Conseil nocturne chargé de soigner ces âmes malades ? À moins qu’elle n’espère, en intimidant ces deux professeurs, qu’ils finissent par s’autocensurer pour « avoir le droit, comme le dit Platon, de vivre parmi les gens réfléchis » ?

Dans une lettre publiée par Le Devoir le 14 juillet dernier dans laquelle plus d’une cinquantaine d’universitaires demandent à l’administration de l’Université Laval de lever la suspension des deux professeurs, Normand Mousseau invoque à juste titre Karl Popper pour justifier cette demande. Je voudrais prolonger son argumentation et me joindre ainsi aux signataires. Je soutiendrai l’idée selon laquelle il s’agit non seulement de défendre la liberté universitaire, mais aussi la science elle-même, dont l’administration de l’Université Laval ne comprend ni l’esprit, ni la méthode.

Tout bien considéré, on reproche aux deux professeurs un manque d’objectivité et des interprétations partiales. C’est là se méprendre entièrement sur le sens de l’objectivité en science. Celle-ci ne se fonde pas, comme le précise Popper, sur l’impartialité ou l’objectivité du scientifique individuel. Heureusement d’ailleurs, car si tel était le cas, l’objectivité serait tout simplement impossible. L’histoire des sciences montre avec quelle « opiniâtreté passionnée » se mènent bon nombre de querelles en physique ou en biologie. La partialité dont font preuve certains scientifiques à l’égard de leur « progéniture intellectuelle » est notoire, et la question des conflits d’intérêts dans le domaine médical n’est ignorée par personne (ou presque).

Sur quoi se fonde alors l’objectivité scientifique ? Sur « la coopération amicalement hostile de nombreux scientifiques » — formule poppérienne admirable. L’objectivité ne relève pas d’une ascèse individuelle, mais d’un processus social, celui du débat public. En tant qu’ils recherchent la vérité, les scientifiques sont liés par l’amitié, mais cette recherche suppose la libre critique mutuelle, une critique aussi sévère que possible, hostile — car la vérité ne se laisse pas attraper par un consensus autoritairement organisé par une administration.

En réalité, on ne peut ni reprocher à une majorité de scientifiques de défendre mordicus leurs thèses, ni reprocher à une partie d’entre eux de critiquer aussi vigoureusement qu’ils le souhaitent ces thèses majoritaires. C’est au contraire par ce désaccord, maintenu aussi longtemps qu’il est possible de le maintenir par des arguments, que des humains faillibles peuvent faire progresser la science — par essais et erreurs. C’est donc par une discussion acharnée, dont Popper précise bien qu’elle est un combat, que l’on peut apprendre quelque chose de nouveau.

Mais ce combat a ses règles : il ne s’agit ni de jouer les « offensés » en allant se plaindre à la direction, ni d’avoir recours à une suspension administrative. La seule arme autorisée, digne et courageuse est l’argumentation. Quel est l’arbitre impartial de ces controverses ? Est-ce un comité d’initiés assistés par un avocat ? Telle serait la réponse d’un pseudo-rationaliste prétendant savoir avec certitude et autorité. Un rationaliste authentique, c’est-à-dire critique, a au contraire conscience de ses propres limites, et, adoptant la formule « je puis avoir tort, vous pouvez avoir raison, et si nous faisons un effort, nous pouvons nous rapprocher de la vérité », il s’en remet à l’expérience pour arbitrer les querelles.

Ce sont les revues, congrès et laboratoires scientifiques, c’est-à-dire les institutions sociales où se combattent les thèses opposées, qui travaillent à établir les expériences susceptibles de trancher. Patrick Provost et Nicolas Derome ont donc, par leur critique — et leur courage, vu le contexte actuel —, contribué à la recherche de la vérité au sein de ces institutions conçues pour favoriser l’objectivité scientifique. Loin de nuire à leur fonctionnement, ils en ont été les acteurs légitimes, quel que soit le résultat à venir de la controverse.

En réalité — pour conclure avec Popper —, « seul le pouvoir politique, lorsqu’on s’en sert pour réprimer la libre critique ou lorsqu’il échoue à la protéger, peut nuire au fonctionnement de ces institutions, dont dépend en dernière instance tout progrès, scientifique, technique et politique ».

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo