Mot en n, les écueils d’un faux débat

Nous voilà de nouveau aux prises avec ce débat qui n’aurait jamais dû être. Je parle évidemment de celui entourant le mot en n. Comme si nous n’en avions pas assez débattu il y a un an, le CRTC a récemment attisé les braises de cette grande farce en blâmant sévèrement Radio-Canada pour une chronique où fut prononcé le mot terrible. Suivant une décision pour le moins alambiquée, la radio de nos impôts devra présenter des excuses publiques au plaignant fort tenace qui, depuis le segment fatidique du 17 août 2020, ne cesse de faire valoir son droit de ne pas être offensé. Reconnaissons-lui au moins une certaine ténacité.
Ténacité peut-être, mais lucidité ? Ce serait un peu exagéré. Puisque par-delà nos valeureuses défenses d’une liberté d’expression qui ne sera jamais absolue, toute cette controverse repose sur une profonde méprise quant au fonctionnement du langage le plus ordinaire. Une expression, en effet, s’inscrit toujours au sein d’un contexte langagier particulier. En elle-même, elle ne veut pas dire grand-chose. Pour donner un exemple dont nos voisins du sud ont le secret, inciter une foule à « marcher jusqu’au Capitole » lorsque l’on sait qu’elle est armée et enragée n’est pas la même chose que de le faire alors qu’elle est paisible et pacifique. Dans le premier cas, on incite à l’insurrection. Dans le second, on dit des bêtises parce que c’est tout ce que l’on sait faire. L’expression est identique, ses portées sont profondément différentes.
Ainsi en est-il du mot en n, dans les deux contextes qui ont nourri cette controverse. Que ce soit dans un cours à vocation explicitement antiraciste, ou dans une chronique à vocation explicative, la portée du mot change. Loin d’être une insulte, il devient une manière, symbolique et émotive, de rappeler toute l’importance d’un phénomène social. Le titre de l’ouvrage de Pierre Vallières était ainsi un véritable coup de génie. En rapprochant l’expérience des Noirs américains de celle des Canadiens français, il venait donner à l’expérience des seconds une charge symbolique témoignant de l’ampleur de l’injustice qui les frappait. Il faut avoir très peu de mémoire pour affirmer sans gêne que ce rapprochement était complètement illégitime.
C’est pourquoi l’ouvrage de Vallières doit être cité tel quel. Remplacez le mot en n par autre chose, et vous perdez sa charge rhétorique profonde. Une œuvre politique est un ensemble qui se tient ; la métaphore du titre est ici intégrale. Dans d’autres cas toutefois, le mot en n peut être largement inutile, comme dans Ils étaient dix d’Agatha Christie. En supprimant le titre honni, qui reprenait une comptine raciste de l’époque, on ne change ni l’intrigue, ni l’œuvre, ni le sens réel.
Appauvrir le monde
Néanmoins, certains voudront prétendre qu’un mot — c’est le seul argument qu’il leur reste désormais — peut être intrinsèquement blessant et mauvais. Nulle latitude quant au contexte ne devrait être permise : le mot devrait être rayé de l’usage, point barre. Un peu comme il est difficile de convertir rationnellement le fondamentaliste religieux à l’idée qu’une femme devrait pouvoir faire de son corps ce qu’elle entend, il n’est pas aisé de voir ce qu’on peut répondre à celui qui affirme une telle idée. Lui dire qu’il n’existe pas de droit « légal » de ne pas être offensé au Canada ? Très bien, mais il vous répliquera que ce droit est moral et que la Cour suprême a erré dans son récent jugement.
On pourrait quand même lui faire remarquer qu’en choisissant comme cheval de bataille des événements dont la nature anodine est accordée par plusieurs, il affaiblit une cause noble et cruciale que nous partageons pourtant. D’une part, il devrait savoir que les facteurs sur lesquels il doit jouer pour nous affranchir du racisme sont largement matériels : les véritables discriminations sont toujours d’abord vécues par des corps. En se focalisant sur l’arbre de l’usage des mots, il perd en partie la crédibilité dont il aurait besoin s’il voulait véritablement s’attaquer à la forêt des injustices sociales. (Peut-être cette obsession du langage exprime-t-elle d’ailleurs la difficulté de cette lutte aujourd’hui.)
D’autre part, on pourrait lui faire regretter l’appauvrissement du monde auquel sa croisade, au sens propre comme figuré, contribue. Le monde naît dans les mots que l’on emploie pour le décrire. En supprimant certains mots, on supprime une partie du réel. Une partie du réel que l’on ne peut se permettre de perdre si l’on veut au moins garder vivant le souvenir du pire dont ont été capables les hommes, ainsi que du pire qu’ils ont subi. Combattre l’injustice, c’est aussi se donner les moyens de s’en souvenir. Le confort chloroforme d’une censure tout idéale risque de détruire ce souvenir.
Dicter le dicible et l’indicible
Enfin, si les écueils de ce faux débat sont désormais clairs, nous ne pouvons nous permettre de rester indifférents face à la dangerosité du précédent créé par le très fédéral CRTC. N’oublions pas que la liberté d’expression ne s’est jamais justifiée par les idées précises qu’elle permet d’exprimer, mais par la simple capacité d’émettre des idées, peu importe lesquelles. Seule cette capacité est véritablement vitale.
C’est elle qui nous permet de redresser, lorsqu’il le faut, une injustice que les pouvoirs aiment bien voir perdurer. Et c’est encore la liberté d’expression, plus fondamentalement, qui est le ciment de notre monde libéral et moderne qui sait que toute certitude étatique imposée de force est le prélude de sa décadence interne.
Ceux qui se réjouissent de la décision du CRTC aujourd’hui devraient songer à la porte qu’il vient d’ouvrir. Il n’a pas seulement fait triompher une idéologie « woke » ou que sais-je encore, comme le clameront haut et fort ceux qui se plaisent à critiquer tout progressisme. Il a permis à une idéologie de venir dicter, par la voix de l’État, le dicible et l’indicible.
Et est-il tout à fait déraisonnable de craindre que, passé les beaux jours du progressisme d’apparat du fils Trudeau, sous l’effet d’un gouvernement conservateur voulant surpasser en radicalité le « moyenâgisme » américain, ce soient désormais les mots fœtus ou avortement qui soient bannis des ondes ? Est-ce là un jeu qui vaut cette chandelle ?