Art et écologie réunis pour capter la voix des arbres

Chaque semaine de l’été, Le Devoir vous entraîne sur les chemins de traverse de la vie universitaire. Une proposition à la fois savante et intime, à cueillir comme une carte postale pendant la belle saison. Première escale : l’installation éphémère Orée des bois, qui offre un regard kaléidoscopique sur les arbres de la forêt boréale en contexte de changements climatiques et dont discutent ici l’artiste GisèleTrudel et l’écologiste forestier Daniel Kneeshaw.
Gisèle. Je m’intéresse à la façon dont les scientifiques travaillent avec les données pour les proposer au public comme visualisation artistique. Les données, ici, sont une incursion dans la réalité de l’arbre et de la forêt. L’instrumentation scientifique permet de « connecter » différemment avec la situation des changements climatiques, dont les effets sont, bien entendu, extrêmement graves, et qui vont s’accroître à l’avenir. En associant nos deux champs de recherche, comment peut-on offrir autre chose ? Je souhaite sortir de cette manière de parler des changements climatiques seulement en termes catastrophistes.
Daniel. Dans les revues scientifiques de grande envergure, il est plus facile de se faire publier si on a un message catastrophiste. Parfois, il peut y avoir un message d’espoir. Comme tu le dis, le point de vue de l’arbre n’est pas toujours catastrophiste, il relève du quotidien, mais c’est ainsi souvent moins intéressant pour la publication. En montrant un graphique ou une série temporelle, quelque chose change chaque jour. On peut voir, par exemple, qu’il y a la croissance et d’élargissement du tronc de l’arbre, ce sont des mesures habituelles. Il y a d’autres graphiques d’ordre spatial.
En sciences, on vit une minirévolution sur le plan de la réflexion et de la présentation des graphiques. Maintenant, plusieurs revues nous demandent des graphiques vulgarisés pour publication sur le Web et non pas seulement dans les articles, afin d’attirer les lecteurs et de les inciter à regarder plus loin.
De plus, il s’agit d’inclure l’auditoire. Si l’on parle à d’autres scientifiques, il y a un graphique particulier à utiliser ; si l’on parle à des décideurs ou à d’autres personnes, il s’agit d’inclure des images convaincantes. Voilà pourquoi c’est très intéressant de travailler ensemble. Je suis en train d’apprendre comment différentes informations peuvent se véhiculer de multiples façons, sans cacher la richesse dans leurs données, en plus d’être plus accessibles. Dans l’ensemble, il n’y a pas de recette qui fonctionne pour tout le monde.
Gisèle. Le rôle de l’art est en effet d’inciter, d’inviter, d’accueillir le public, sans avoir de « message ». Quand je regarde les données de l’arbre dans le chiffrier, ses mesures en micromètres, des variations extrêmement petites, je me dis que l’arbre change, qu’il bouge tout le temps. Sa façon de bouger, aussi minime soit-elle, propose une autre façon d’agir face aux changements climatiques. Toutes ces petites échelles qui s’additionnent dans le temps peuvent induire une différence. L’arbre est toujours en mouvement.
Daniel. Ces échanges sont intéressants, mais aussi déstabilisants pour une personne scientifique qui est habituée à démontrer les faits, à faire passer un message. Les scientifiques cherchent à convaincre les gens de leur interprétation, on est formés pour le faire. On réfléchit à la façon de construire les figures et les graphiques pour limiter les interprétations. On est aussi formés à avoir un regard critique quand on analyse un graphique pour savoir si l’interprétation proposée est valide ou pas.
Une personne en science pourrait trop se coller à un unique sens. L’exploration qu’on est en train de faire dans ce projet ouvre mes yeux au véhicule, aux messages, aux types de graphiques. Comme tu l’as mentionné, qui veut seulement entendre des messages catastrophistes ?
Gisèle. En effet, c’est paralysant. Les gens baissent les bras. L’association entre nos champs de recherche amène une puissance. D’abord, il y a la validation des données ancrées dans le réel de l’arbre. Ces flux de données engendrent une expressivité de la ligne, de l’animation. Le chiffre adopte une approche qualitative, celle du changement. Ici, quand je dis le mot qualitatif, je ne me réfère pas aux sciences sociales. Pour moi, qualitatif veut dire « variation, une donnée sensible, changeante ».
Daniel. Les scientifiques analysent les données, les mécanismes et les possibles conséquences si certains facteurs sont combinés. Il y a des scientifiques qui aiment parler dans les médias pour faire réagir les gens, et parfois pour les provoquer. De mon côté, je suis décidément moins à l’aise d’avoir une interaction avec l’auditoire. Il y en a un peu lors des questions à la fin d’une présentation, mais ce n’est pas une vraie discussion, car on reste en lien avec le message qu’on essaie de véhiculer. Je me demande maintenant comment le public va réagir à certaines images, à certains messages. C’est une richesse de notre collaboration.
Gisèle. Grâce à notre collaboration, je suis émerveillée par le fonctionnement des arbres. Ils sont toujours là, nous sommes alliés depuis des milliers d’années. Mais il n’y a pas de message dans l’art… Ce projet opère comme une offrande, un partage, une manière de réfléchir et d’agir avec l’arbre. L’instrumentation technologique nous permet d’entrer à l’intérieur des processus de l’arbre et même temps de mieux saisir son environnement. Les arbres sont des êtres vivants et ils sont témoins des changements climatiques.
Daniel. Comme tu l’as mentionné, les arbres ne se déplacent pas, mais bougent radialement tout le temps à travers les journées ; la nuit, ils vont rapetisser et le jour, ils vont se gonfler avec un peu d’eau. Au travers des saisons, il y a toujours ce mouvement. En plus, au travers de la croissance, ils sont vivants, mais différemment d’un mammifère ou d’un animal pouvant expérimenter le monde. Avec notre collaboration, on cherche à augmenter la sensibilité à ces organismes dynamiques aux échelles différentes de celles des humains.
Gisèle. Toutefois, je n’ai aucune idée de ce que sera la réaction des gens à la proposition artistique. C’est le risque de l’art. C’est possible que ça ne marche pas du tout. Voilà pourquoi je fais de l’art. Si je savais d’avance ce qui va se produire, pourquoi le ferais-je ?
Daniel Kneeshaw est écologiste forestier et professeur au Département des sciences biologiques à l’UQAM. Il est directeur du Centre d’étude de la forêt et titulaire de la Chaire sur la résilience et les vulnérabilités des forêts tempérée et boréale aux changements climatiques. Il pilote également le réseau pancanadien SmartForests, qui documente les variations climatiques des forêts au Canada.
Gisèle Trudel est artiste et professeure à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM. Elle est membre chercheuse de Hexagram, le réseau de recherche-création en arts, cultures et technologies. Elle a cofondé la cellule de recherche artistique Aelab avec le musicien et compositeur Stéphane Claude. Elle est titulaire de la Chaire de recherche du Canada MÉDIANE en arts, écotechnologies de pratique et changements climatiques.
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