L’aspirateur américain

C’est triste. C’est absurde même. Mais c’était totalement prévisible. On réalise aujourd’hui que notre culture, celle qu’on se paye tous ensemble, ne nous appartient finalement pas. Et ça fesse dans l’dash, solide.
Dans un article intitulé « Après la fermeture des Films Séville, un coup dur pour le cinéma québécois », le journaliste Étienne Paré nous rapportait que plusieurs craignent aujourd’hui qu’une partie de notre patrimoine culturel cinématographique passe aux mains des Américains.
Au moment de fermer ses portes, le distributeur Les Films Séville vendra nécessairement son actif à une plus grosse pointure. C’est comme ça que ça fonctionne dans le milieu culturel. On accumule des œuvres dans un catalogue qu’on revend à un autre au moment de prendre sa retraite. Ainsi, des films québécois cultes comme Bon cop, bad cop, La grande séduction, Incendies, Starbuck ou d’autres œuvres célèbres de Xavier Dolan et Denys Arcand passeront très bientôt aux mains de « Monsieur Cigare Inc. in the USA ».
Pourquoi ? Parce qu’au moment d’écrire notre politique culturelle en 1991, dans la foulée du rapport du Groupe-conseil sur la politique culturelle présidé par Roland Arpin, les politiciens n’avaient pas pensé à se poser cette simple mais vitale question : « À qui appartiendra, au bout du compte, la culture qu’on se paye ? » Voilà pourquoi de grandes sociétés multinationales « made in USA » récoltent 30 ans plus tard le fruit de notre créativité, de notre labeur et de notre valorisation culturelle collective. Notre actif.
Argent public, culture privée
Voici un petit cours Industrie du cinéma 101, pour nous rappeler sommairement comment fonctionne ce merveilleux monde : 1. Un créateur crée une histoire attrayante ; 2. Un producteur travaille sur le financement de la réalisation de cette histoire ; 3. Nos gouvernements subventionnent, principalement par le biais de Téléfilm Canada et de la SODEC, le producteur à hauteur de 90 %, pour son travail de matérialisation de l’histoire ; 4. Le producteur fournit le 10 % manquant au montage financier, mais s’il sait faire de la « créativité comptable », il investira près de 0 %… ; 5. Les droits du film sont cédés par le producteur à un distributeur, qui fera à ses frais la promotion et la distribution du produit vers les salles, les plateformes et les diffuseurs télé ; 6. Le distributeur exploite ce « produit » culturel de façon exclusive pour une durée, au minimum, de 50 ans après que l’œuvre soit mise à la disposition du public ; 8. Et vous, vous payez pour regarder ce film… un film que vous avez déjà payé, en grande partie, par vos impôts. Et 9. Le distributeur partage les profits avec les producteurs et les différents ayants droit, si profits il y a.
En résumé, les contribuables québécois payent à 90 % une œuvre cinématographique qui, au bout du compte, tombera à 100 % entre les mains d’une entreprise Inc. Et cette dernière conservera et exploitera exclusivement — et pour très longtemps — un film qu’elle pourra revendre à terme, à une plus grosse pointure, et ce, tout juste avant de sauter en parachute doré vers sa retraite en Floride. Pareil comme dans le monde de l’immobilier !
Cette culture qu’on se paye tous ensemble, elle n’est désormais plus à nous.
Pour offrir une analogie bien concrète : c’est comme si on payait tous pour la construction d’un tronçon d’autoroute qui, au moment de son inauguration, était cédé totalement à l’entrepreneur privé qui l’a construit. Et en lui permettant même d’y installer des postes de péage. Remarquez : ce principe appliqué au troisième lien ne passerait juste pas… Les radios d’opinion de la ville de Québec s’enflammeraient instantanément, en criant « ô scandale » !
Mais avec la culture, c’est totalement abstrait. C’est zéro tangible. Et puis… le droit d’auteur, la « propriété intellectuelle », c’est tellement compliqué pour le commun des mortels. Assez compliqué pour que nos politiciens aient laissé passer le fait que deux comédiens de Passe-Partout ont pu coproduire, d’eux-mêmes, la mise en vente d’au moins 175 000 DVD des 126 premiers épisodes, alors qu’on avait tous — collectivement — payé entre 14 285 $ et 78 700 $ par épisode entre 1977 et 1990, avec notre argent public.
Au fait, Passe-Partout ne devrait-il pas déjà appartenir à tout le monde ? Poser la question, c’est y répondre. En attendant, la génération Passe-Partout remercie ceux qui ont « ripé » illégalement quelques épisodes disponibles sur YouTube, accessibles pour leurs propres enfants. Donner au suivant.
À quel moment la culture cesse-t-elle d’être une marchandise ?
Il est grand temps que Pablo Rodriguez, Nathalie Roy et nos parlementaires se posent réellement la question « À quel moment la culture cesse-t-elle d’être une marchandise ? » Parce qu’à écouter les avocats et lobbyistes des multinationales, on dirait que la réponse sera toujours « le plus tard po$$ible ». Les ministres de notre culture ou de notre patrimoine culturel ont le devoir de remettre en question la légitimité qu’une seule personne (ou une société) puisse en arriver à détenir 100 % d’un morceau de notre culture, ayant été payé en partie, voire en presque totalité, par l’argent de tous.
À mon avis, le seul moyen pour que notre culture ne soit pas condamnée à se faire aspirer par les Américains, c’est que nos politiques subventionnaires exigent la mise à disposition au public des œuvres de sorte que, à court terme, elles soient d’abord considérées comme une marchandise à exploiter, mais qu’à long terme, à l’instar d’une œuvre muséale en plein air, elles deviennent accessibles à tous.
À nous tous, qui sommes la culture québécoise. Nous tous, par qui la culture se cultive, se partage, se reproduit, s’anime, se transmet, se multiplie et s’accomplit.
Parce qu’avoir collectivement accès à notre propre culture générera toujours plus de valeur, plus que les profits engrangés par un quelconque Monsieur Cigare Inc. coté en Bourse.