Une réelle évaluation scientifique des pesticides commercialisés s’impose

«Le Canada est encore loin de ces débats, et plus encore des exigences européennes, y compris pour l’accès aux données de ventes des pesticides, seul moyen de prétendre à leur réduction», écrivent les auteurs.
Photo: Philippe Huguen Agence France-Presse «Le Canada est encore loin de ces débats, et plus encore des exigences européennes, y compris pour l’accès aux données de ventes des pesticides, seul moyen de prétendre à leur réduction», écrivent les auteurs.

Le puissant tollé provoqué l’été dernier par la proposition de Santé Canada d’augmenter dans plusieurs aliments, à la demande de Monsanto-Bayer, principal fabricant mondial d’herbicides à base de glyphosate (HBG), les limites maximales de résidus de cet herbicide a sans doute contribué au lancement de la consultation publique sur l’évaluation des pesticides, tenue par Santé Canada du 21 mars au 30 juin et visant, dit-on, à renforcer la protection de la santé et de l’environnement.

Doit-on s’en réjouir ? Pour l’instant, ces consultations sont très « ciblées » sur des points limités, voire mineurs, sans réelle volonté de révision des fondements même de l’évaluation pour le moins bancale des pesticides au Canada. Ainsi, pour les premiers pesticides au monde, au Canada et au Québec, à savoir les HBG, l’évaluation réglementaire porte essentiellement sur le glyphosate, présenté par ses fabricants comme la substance active, alors que ces HBG, outre les 40 % environ de glyphosate, contiennent des métaux lourds, parfois de l’arsenic, et au Canada jusqu’à 20 % de POEA, des dérivés de pétrole, interdits en Europe depuis 2016.

Or, ces HBG peuvent avoir une toxicité jusqu’à 1000 fois plus élevée que le seul glyphosate, ont démontré plusieurs recherches scientifiques. Bien qu’en 2015, le Centre de recherche international sur le cancer (CIRC), lié à l’OMS, ait déclaré le glyphosate et les HBG génotoxiques et cancérigènes, en 2017, le Canada en approuvait la commercialisation jusqu’en 2032, et en 2020, ils constituent, au Québec, 45 % des ventes de pesticides.

Aux États-Unis, plusieurs des 125 000 victimes de lymphomes non hodgkiniens attribués au Roundup, le plus connu des HBG, ont gagné leur procès, alors que 100 000 de ces victimes de cancer se partagent avec les avocats un règlement hors cours de 10,9 milliards $US. Cela a conduit Bayer-Monsanto à tenter de limiter la multiplication des procès, en annonçant le retrait, aux États-Unis, des ventes d’HBG aux particuliers et en présentant à la Cour suprême un recours que la multinationale a récemment perdu.

Certes, les 10 millions de pages de documents internes de Bayer-Monsanto déclassifiés, lors des premiers procès, les Monsanto Papers, ont révélé au public d’incroyables stratagèmes de la firme pour taire la toxicité de son produit. Ainsi, selon le témoignage au tribunal de Californie du 24 janvier 2019 prononcé par la toxicologue en chef chez Monsanto et ensuite chargée des affaires réglementaires chez Bayer-Monsanto, Donna Farmer, Monsanto n’a pas fait d’études animales à long terme sur le produit formulé.

Or, si le produit formulé est celui qui est vendu, et si le glyphosate est le seul ingrédient testé à long terme par la firme sur le plan réglementaire, comment peut-on prétendre qu’un examen scientifique rigoureux en est fait ? C’est pourquoi de nombreux scientifiques, juristes et ONG réclament des autorités responsables que soient réalisées, sur la base d’un examen systématique de la littérature scientifique indépendante, des évaluations complètes des pesticides vendus et de leurs effets.

C’est aussi le sens des débats tenus le 15 juin 2022 au Parlement européen qui, portant sur l’absence d’évaluation des pesticides commercialisés, s’appuient sur la décision de la Cour européenne de justice d’octobre 2019 pour inviter la Commission à appliquer la loi. Cette décision de la Cour européenne de justice considère que des substances actives de certains pesticides sont non déclarées ou déclarées inertes, que la fiabilité des études scientifiques produites par le demandeur d’une autorisation est discutable et qu’on ne peut s’opposer à la communication de données lors d’une procédure d’approbation ou d’autorisation.

Selon cette décision, il est essentiel de procéder à des analyses des effets cumulés de plusieurs pesticides, ou effets cocktail, et à des analyses à long terme de toxicité et de carcinogénicité des produits tels que commercialisés. Or, le défaut de respect de cette procédure devrait entraîner le retrait immédiat de nombreuses autorisations de mise sur le marché des pesticides.

Le Canada est encore loin de ces débats, et plus encore des exigences européennes, y compris pour l’accès aux données de ventes des pesticides, seul moyen de prétendre à leur réduction. Ainsi, en France, ces données compilées par code postal sont cartographiées et incluent même le caractère cancérigène, mutagène, neurotoxique et perturbateur endocrinien. En revanche, au Canada, où les ventes d’HBG sont présentées de façon loufoque sous la forme de « plus de 25 millions de kilos d’ingrédients actifs (i.a.) » de glyphosate, il a fallu recourir à la Loi sur l’accès à l’information pour constater qu’il s’agissait, en 2018, de 57 millions de kilos d’i.a., soit plus du double.

Ces sous-estimations mensongères couvrent toute la période 2008-2018 et sont de deux à trois plus marquées pour les ventes de deux autres herbicides majeurs. Quant aux documents réclamés sur les ventes de pesticides associés au parkinson, dont l’un fait l’objet de poursuites aux États-Unis, ils nous ont été remis caviardés et illisibles. Pourquoi Santé Canada camoufle-t-elle aussi effrontément les données de ventes de pesticides, qui, pour près de la moitié, sont des HBG génotoxiques et cancérigènes probables (CIRC, 2015), associés à tant de cas de lymphome non hodgkinien, un type de cancer également bien présent au Québec et au Canada.

Recours aux tribunaux

 

Rappelons que dans le cas des médicaments, c’est une décision juridique de 2018 qui a obligé Santé Canada à faire preuve de plus de transparence en rendant disponibles toutes les données cliniques soumises pour leur homologation. Déjà, la loi de Vanessa, en 2014, donnait au ministre responsable le pouvoir, pour des raisons de santé publique, de rendre accessibles toutes les études. Comment justifier que dans le cas des médicaments, Santé Canada ait fait prévaloir la santé publique sur la protection des « renseignements commerciaux confidentiels », et ne le fasse pas pour des pesticides toxiques, présents dans les champs, l’eau, les écosystèmes et les aliments ?

Pourquoi le Canada ne profite-t-il pas de l’examen de la Loi sur les produits antiparasitaires pour adopter de solides procédures scientifiques d’évaluation et de divulgation des formulations complètes des pesticides vendus, priorisant ainsi l’environnement, la santé et du même coup sa crédibilité, sa réputation internationale, voire ses marchés ?

Plus de 60 ans après la parution du visionnaire Printemps silencieux, de Rachel Carson, sur les ravages des pesticides, coup d’envoi des mouvements écologistes et de santé environnementale, et alors que Montréal sera l’hôte, en décembre 2022, de la 15e Conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique des Nations unies, comment le premier ministre Trudeau, se disant soucieux de la santé et de l’environnement, compte-t-il faire en sorte que Santé Canada respecte pleinement son mandat sur la question cruciale des pesticides, et comment compte-t-il soutenir la viabilité des systèmes agroalimentaires ?

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