Le Québec échoue à offrir un véritable accès à la justice

Monsieur le Ministre de la Justice, le système de justice québécois en matière criminelle est en train de s’écrouler, car l’un de ses principaux piliers, l’accès à la justice, est en péril. Cet enjeu pourtant fondamental dans une société libre et démocratique, et qui vous semblait si cher lors de la dernière campagne électorale, est mis à mal, car les tarifs d’aide juridique dérisoires découragent les avocats de représenter les plus vulnérables de la société, faute de moyens.
Les associations des avocats de la défense dont je suis la porte-parole réclament un réinvestissement massif dans le système de justice afin de bonifier la tarification aux avocats de la pratique privée traitant des dossiers d’aide juridique, qui représentent 75 % de tous les dossiers autorisés en matière criminelle.
J’entame tout juste ma 10e année de Barreau à titre d’avocate criminaliste en défense, oeuvrant en pratique privée et acceptant des mandats d’aide juridique. Je ne pratiquais évidemment pas lors de l’instauration du système d’aide juridique dans les années 1970 ni lors de la dernière réforme majeure de la structure de tarification… en 1996. J’opère actuellement ce que plusieurs qualifieraient de « pratique à volume » pour la simple et bonne raison qu’avec des tarifs aussi ridicules, il est illusoire de s’en tenir à quelques dossiers d’aide juridique par année. Ce sont plutôt des centaines qu’il faut porter à bout de bras pour bien gagner sa vie.
Qu’en est-il de cette pratique ?
La structure tarifaire actuelle prévoit une rémunération forfaitaire qui varie entre 415 $ et 600 $ pour l’ensemble des services rendus, à quelques exceptions près. Ce montant forfaitaire couvre la comparution, l’analyse du dossier, les rencontres avec le client, la recherche de la jurisprudence, les multiples vacations à la Cour, la préparation et la tenue d’une enquête préliminaire, les négociations avec le procureur de la couronne, la préparation et la tenue du procès ou d’un plaidoyer de culpabilité, les observations sur la peine et j’en passe. Que l’accusé plaide coupable au lendemain de sa comparution ou qu’il soit déclaré coupable à la suite d’un procès de 30 mois après le début de son parcours judiciaire, la rémunération accordée restera la même : un montant forfaitaire entre 415 et 600 $.
Alors que la saveur du jour est au nationalisme et que le thème choisi du dernier congrès de votre parti est la « fierté », sachez que le Québec est au dernier rang en ce qui concerne les tarifs d’aide juridique. L’Ontario, qui se trouve aussi en bas du classement mais tout juste devant nous, propose des tarifs de deux à trois fois plus élevés. La honte m’assaille bien davantage que tout sentiment de fierté.
Les statistiques démontrent que de plus en plus d’avocats délaissent les mandats d’aide juridique, faute de rémunération adéquate. Résultat : de plus en plus d’accusés doivent se représenter seuls. Les personnes les plus vulnérables de notre société (les moins scolarisés, les moins fortunés, les psychiatrisés, les toxicomanes) ont du mal à se trouver un avocat. La situation est extrêmement préoccupante et augmente de surcroît les délais judiciaires.
Lors de la campagne électorale de 2018, vous teniez les propos suivants à titre de porte-parole en matière de justice : « Les tarifs d’aide juridique sont trop bas depuis plusieurs années, ce qui fait en sorte que les avocats de pratique privée délaissent les mandats d’aide juridique. Dans le système actuel, plusieurs personnes vulnérables n’ont actuellement pas accès à la justice, en partie en raison du manque d’engouement des avocats qui oeuvrent en pratique privée pour l’aide juridique, dont la rémunération est considérablement moins alléchante dans ces cas précis. Cela pousse de plus en plus d’individus à se représenter seuls devant le tribunal, faute d’avocat, ce qui a pour effet d’alourdir l’efficacité du système de justice. »
En 2019, les avocats de la défense étaient sur le point de mettre en oeuvre une série de moyens de pression visant à obtenir une réforme des tarifs d’aide juridique. En octobre 2020, ces moyens de pression ont été mis de côté à la suite de votre engagement de confier à un groupe de travail indépendant (GTI) le mandat d’étudier la structure tarifaire des honoraires et débours de l’aide juridique et de proposer une structure tarifaire adéquate, en tenant compte des réalités d’aujourd’hui.
Le rapport final du groupe de travail indépendant vous a été transmis le 27 mai dernier et a été rendu public le 6 juin.
Le GTI y formule 181 recommandations visant une réforme en profondeur du système tarifaire de l’aide juridique en concluant qu’il apparaît clairement que les honoraires sont insuffisants au regard du service à rendre, car ils ne tiennent pas compte adéquatement de la charge de travail nécessaire à l’accomplissement d’un acte ou d’un ensemble de services inclus dans un forfait.
Bien que le rapport n’aille pas aussi loin que prévu, les associations des avocats de la défense se déclarent satisfaites des conclusions et des recommandations qui y sont formulées.
Nous vous avons demandé à maintes reprises de prendre position sur le rapport et de vous engager à suivre les recommandations qu’il contient. À ce jour, aucun engagement n’a été pris. Aucun échéancier ne nous a été présenté. La léthargie se poursuit.
Nous avons donc entamé de façon concertée des moyens de pression à travers tout le Québec : des journées de grèves générales, des suspensions en salle de Cour et, depuis le 20 juin, un boycottage des dossiers d’agression sexuelle et de violence conjugale. Vous connaissez ces mesures, notre protocole vous a été transmis. Deux journées de grève générale sont d’ailleurs prévues les 27 et 28 juin prochains.
Nous réclamons des engagements concrets de votre part quant à la suite des choses, et ce, rapidement. Les accusés bénéficiaires de l’aide juridique doivent avoir accès à une représentation juste et de qualité au même titre que le reste de la population.
Monsieur le Ministre, vous avez reconnu qu’il y avait un problème, vous avez commandé une solution et vous l’avez obtenue. Maintenant, l’heure est à l’action, l’heure est aux engagements.
Votre devoir est de tout faire pour offrir un véritable accès à la justice. La confiance du public dans l’administration de la justice s’en trouvera autrement compromise.
Nous n’attendrons pas la prochaine campagne électorale. Le système de justice tient sur des pilotis de papier et est au bord de l’effondrement. Chaque jour, chaque semaine compte.
Le 4 octobre 2018, dans son allocution prononcée à l’occasion de la 7e Conférence annuelle sur le travail pro bono, le très honorable Richard Wagner, C.P., juge en chef du Canada, soulignait ce qui suit : « Refuser à des gens l’accès à la justice revient à les priver de leur dignité. Cela revient à dire que certaines personnes sont dignes de justice et que d’autres ne le sont pas. »
Je partage son avis. Et vous, Monsieur le Ministre ?