La fierté d’un peuple résigné

«Il est difficile de voir les projets créateurs de fierté et d’estime que porte la CAQ de M. Legault», écrit l’auteur. 
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne «Il est difficile de voir les projets créateurs de fierté et d’estime que porte la CAQ de M. Legault», écrit l’auteur. 

Définir la fierté est une entreprise bien surprenante. Celui qui, frappé par son omniprésence dans les discours et ambitions du premier ministre François Legault, voudrait savoir ce qu’elle signifie serait bien étonné de découvrir les définitions qu’en donnent les dictionnaires. Là où Le Petit Robert nous dit qu’elle est une « attitude arrogante », le Larousse en donne pour synonymes « superbe, orgueil et vanité ». Lorsque notre premier ministre nous dit qu’il souhaite « rendre les Québécois fiers », nous avoue-t-il ainsi qu’il désire nous rendre arrogants, orgueilleux et vaniteux ?

Sans doute M. Legault et ses troupes caquistes visent-ils plutôt à donner aux Québécois une certaine estime d’eux-mêmes. En se voulant « créateurs de fierté », sans doute ambitionnent-ils à nous redresser l’échine face au mépris, dit-on, du Canada anglais. Mais il n’est pas clair que la fierté soit quelque chose qui, comme la valeur économique chère à M. Legault, se crée si facilement. On ne devient pas fier en criant « fierté ! », tout comme on ne fonde pas une économie durable et juste en lançant de l’argent par-ci, par-là, au fil des sondages du moment. Pour être fier, encore faut-il être fier de quelque chose.

Puisque nous en sommes, à la veille d’une élection décisive, à l’heure des bilans, demandons-nous donc ce qu’a fait la CAQ qui peut, collectivement, nous rendre fiers. Il est certain que nous ne trouverons rien de tel dans la gestion politique quotidienne de notre nation, dans ces multiples petits investissements dont se targue notre gouvernement dans sa liste de « 104 changements qui prouvent hors de tout doute que la CAQ tient ses promesses ». (Elle se satisfait même, à deux reprises, de son chef !) Non, la fierté et l’estime semblent demander quelque chose de plus important, de plus structurant, de plus pérenne : quelque chose dont on peut dire sans cynisme qu’on s’en souviendra et qui, surtout, nous portera.

Lorsqu’on demande aux Québécois ce dont ils sont fiers, ce sont justement de telles choses qui leur viennent en tête : la création d’Hydro-Québec et ses immenses barrages, l’introduction de la défunte carte soleil, l’accès gratuit à l’éducation publique, la « loi 101 », la création du réseau des CPE, et tant d’autres. Nous sommes fiers, à raison, de ces réalisations sur lesquelles continue de s’ériger notre futur. Que nous propose de tel la CAQ ? A-t-elle fait quelque chose qui se mesure à cela, elle qui est si fière ?

Certains pourraient être tentés de pointer la récente mise à jour de la Loi 101. Mais celle-ci, en plus de n’être qu’une rénovation, est encore trop faible pour réaliser les objectifs qu’elle se fixe. Si l’ambition de la CAQ était de rendre les Québécois fiers de la force vive de leur langue, il faut bien avouer que cette ambition est faiblarde et que la fierté qui en découle ne pourra être qu’anxieuse et craintive.

D’autres encore pourraient nous suggérer la controversée « loi 21 », élevée depuis peu, par-delà l’indépendance, comme summum bonum du nationalisme québécois. Il n’est pas certain que nous en trouvions plusieurs qui, une fois calmées les peurs artificielles suscitées par la « crise » des accommodements raisonnables et regardant le chemin parcouru, soient encore capables de juger celle-ci comme un motif de fierté.

Pouvons-nous, vraiment, être fiers d’un principe de gestion des relations entre le religieux et l’État ? Le filon identitaire apparaît toutefois payant : jouons donc l’élection sur la fierté de parler d’immigration !

En réalité, lorsqu’on observe ce que nous propose la CAQ, nos motifs de fierté sont réduits à peau de chagrin. Le seul projet d’envergure que nous suggère ce gouvernement, c’est un endettement financier et écologique nommé troisième lien, désiré pour satisfaire une poignée d’automobilistes de la région de la Capitale-Nationale. Un grand cylindre massif au fond de notre fleuve, est-ce un motif de fierté ?

Non, vraiment, il est difficile de voir les projets créateurs de fierté et d’estime que porte la CAQ de M. Legault. Et pourtant, nombreux, et majoritaires chez les francophones, sont les Québécois qui aujourd’hui sont repus de leur gouvernement et qui, dans quatre petits mois, s’apprêtent à reconduire pour un second mandat cette complaisante fierté de pacotille. Que nous est-il arrivé pour que nous puissions, en toute lucidité, être fiers de si peu ? Depuis quand confondons-nous fierté et résignation ?

Et l’audace ?

Peut-être est-elle là, la racine du mal qui nous ronge : nous sommes un peuple résigné à répéter inlassablement le même présent. Nous avons perdu le goût du risque — sans doute sommes-nous devenus trop riches, comme ces troisièmes générations de grands bourgeois qui, ignorants des efforts des premières, dilapident et jouissent de leurs fortunes héritées en toute indolence. Mais nous ne créons même pas : nous ne faisons que consommer et répéter.

Enfin, il est possible que cette résignation collective explique pourquoi les deux seuls partis qui, en toute objectivité, portent un véritable projet de société, le Parti québécois et Québec solidaire, stagnent si bas dans nos tristes sondages. Comme le disait Bernard Drainville de l’indépendance, les Québécois « sont ailleurs ». Mais depuis quand, dans une nation vigoureuse tournée vers l’avenir, la politique se réduit-elle à suivre indolemment la carence de rêve d’une majorité repue de ses présents ?

Né trois ans à peine après l’échec du référendum de 1995, comme bien des membres de ma génération, je n’ai jamais connu qu’un Québec fatigué et morose. Certes, on m’a parlé à l’école de la Révolution tranquille, mais je n’ai jamais vécu cette grande effervescence des possibles et des rêves qui, dit-on, avait cours alors. Si une génération devait être résignée, ce devrait bien être la mienne. Et pourtant !

Mais vous qui avez vécu et avez porté cette place à la magie nouvelle, comment justifiez-vous de vous satisfaire en masse aujourd’hui d’une fierté résignée ? La Grande Noirceur était-elle donc si confortable que, saisis de vertige devant l’ampleur de la tâche que vous aviez inaugurée, vous courriez vous réfugier dans les bras d’un premier ministre vous promettant, à coups de chèques criards, que tout ira bien si seulement vous votez du bon côté ? Où est-elle, cette audace qui vous rendrait si fiers ?

Le 3 octobre, durant une campagne qui s’annoncera farouche, souhaitons au moins que les Québécois aient un petit peu de mémoire.

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