«Désolés pour le climat, c’était pas rentable»

Une scène tirée du film «Humus», de Carole Poliquin
Photo: Les productions ISCA inc Une scène tirée du film «Humus», de Carole Poliquin

Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire. Elle a enseigné la littérature au collégial, est membre du comité de rédaction de Lettres québécoises et a codirigé l’essai collectif Traitements-chocs et tartelettes. Bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec (Somme toute).

« Il reste 60 ans de terre arable. » Cette affirmation, qui ouvre le lumineux film Humus de Carole Poliquin, heurte en plein plexus — à l’instar du reste. Modifier les pratiques agricoles actuelles est nécessaire pour assurer notre survie… Sans la terre nourricière, qu’on malmène encore trop souvent à coups de pesticides de synthèse et de monocultures, nous ne sommes rien. C’est la conclusion qui nous habite au sortir du visionnement. Pourtant, « plus je m’occupe de la nature, plus ça me coûte cher », confie à la caméra François D’Aoust, protagoniste et copropriétaire de la ferme Les bontés de la Vallée. Houston (et New Dehli et Canberra et Chicoutimi), n’avons-nous pas un problème ?

J’habite en ville, je peine à garder mes plantes en vie (je travaille là-dessus). J’ai longtemps souscrit au panier bio d’un fermier de famille, mais avec deux enfants et les obligations qui viennent avec, j’ai un jour été fatiguée de crouler sous les pâtissons. Oui, il faudrait que je canne, que je marine, que je redistribue mes trop-pleins, que je canalise mon Stefano intérieur et que j’effectue des corvées saisonnières sous la tente, avec un gros boiler et quelques amis. Le plus souvent, je me rabats donc sur la fruiterie du coin, qui s’approvisionne (au moins !) auprès de fermes québécoises en saison.

Rarement un documentaire m’a autant transportée — et sonnée. Car à travers ses images magnifiant une terre vivante d’une grande beauté sont semés des états de fait qui font émerger, tel un crocus au printemps, une inéluctable évidence. Impossible d’en détourner le regard : l’agriculture est politique. Malgré l’angle moins militant que prévu aux dires de la cinéaste, c’est ce qui nous souffle au visage lorsque François D’Aoust et Mélina Plante confient avoir révisé leur modèle de culture pour « laisser plus à la terre que ce qu’on prend », fauchant en quelques mots le grand principe du capitalisme et de ses modes de reproduction basés sur la domination de la nature, la croissance infinie, le rendement toujours plus important.

On pourrait même dire que du capitalisme « sauvage », seul l’aspect « sauvage » intéresse le couple : il s’échine à réensauvager la terre, petit à petit, pour que tous les acteurs de cet écosystème complexe puissent jouer leur rôle. Mycobactéries, insectes, engrais verts, arbres, oiseaux, ruisseau, castor : quelques-unes des clés d’une terre vivante, riche d’une matière organique qui séquestre les émissions de carbone et qui, si on l’augmentait de quatre pour mille par année, nous permettrait d’atteindre en 2050 la neutralité carbone mise en avant par le GIEC. Le souhait de ces travailleurs pratiquant l’agriculture de régénération ? Créer un mouvement de fond qui se répande dans la population ; autant de racines qui deviennent rhizomes, cherchent le soleil, fleurissent et nourrissent. Mais (et la question n’a cessé de s’imposer dans mon esprit) cela est-il possible si le politique n’arrose pas ces nobles racines ?

Sans le politique, qui promeut ce modèle et éduque la population, qui rend caduc le système qui fait qu’on envoie nos crustacés au bout du monde pour importer, ici, des crevettes contaminées aux métaux lourds élevées en Asie, qui subventionne les producteurs artisans à la hauteur de la mission importante qu’ils étreignent, sans tout cela (et plus), aurons-nous d’autres choix que de dire à nos enfants, comme le formule François D’Aoust entre le rire, les larmes et l’absurdité : « Désolés pour le climat, c’était pas rentable » ?

Début mai, le Manifeste de la résilience a aussi été lancé. Initiative de la Coopérative pour l’agriculture de proximité écologique et du Réseau de fermier·ères de famille (qui m’a jadis fournie en pâtissons), il met en lumière ce que les initiatives en agriculture de proximité à échelle humaine apportent à nos communautés et à nos économies. Comme Humus, il appelle à l’expansion. « Mais pour soutenir la multiplication de ces initiatives, il faut également une réelle participation gouvernementale, une réelle révolution agroalimentaire », souligne Équiterre.

Certaines revendications de longue date des agriculteurs artisanaux ont récemment été entendues. Dominic Lamontagne, auteur du livre La ferme impossible et qui milite pour sauver les petits élevages, salue notamment le projet pilote du MAPAQ qui vise à permettre l’utilisation du lait cru produit par une ferme dans la préparation de produits cuits, vendus sur place ou en marché public.

Mais pareils pas sont-ils suffisants ? Quel genre de message envoie-t-on aux petits producteurs quand le ministère de l’Agriculture donne 3 millions à PepsiCo, le second groupe alimentaire mondial, pour l’établissement d’une usine de Frito-Lays au nom de l’autonomie alimentaire ? À l’heure où, en pleine crise climatique, le Québec choisit de se déchirer sur des questions de langue, ne pourrait-on pas s’inspirer des cultivateurs, qui travaillent main dans la main avec des travailleurs saisonniers venus d’ailleurs, indispensables à nos récoltes ?

Sur le site de l’Institut jardinier-maraîcher, de Jean-Martin Fortier et Suleyka Montpetit, on nous accueille ainsi : « Créer un futur où les humains vivent en harmonie avec la nature et les uns avec les autres. » Pour plusieurs, le lien avec la terre et avec les humains apparaît comme un projet de société plus porteur que l’autre lien, le troisième, qui induira du trafic tout en ravageant les écosystèmes… En tant que citoyens et citoyennes, cultivons notre curiosité pour la chose agricole et les approches régénératrices, réabonnons-nous à un panier bio, cultivons en bacs sur nos balcons (même si nos premières tentatives se soldent par des échecs).

À nous de réfléchir au genre de société que l’on souhaite, à ramener à l’ordre ceux qui embrassent à pleine bouche le capitalisme sauvage et le déni climatique. Les défunts Zapartistes disaient : « Le problème, ce n’est pas les écoanxieux. Le problème, c’est qu’il n’y en a pas assez. » Ensemble, faisons ce qu’il faut, politiquement et individuellement, pour ne pas avoir à dire à nos enfants : « Désolés pour le climat, c’était pas rentable ».

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