De la crise du logement à la crise de l’habiter

«Le logement est un produit financier destiné à produire du rendement sur investissement», écrivent les auteurs.
Photo: «Possibles», volume 46, no 1 «Le logement est un produit financier destiné à produire du rendement sur investissement», écrivent les auteurs.

Le Québec vit une crise du logement. Les ménages à faibles revenus sont les plus durement touchés, notamment en raison de l’insuffisance de logements sociaux et de la raréfaction de logements vraiment abordables. Mais la crise concerne également les premiers acheteurs, dont plusieurs peinent à accumuler, sans l’aide des parents, une mise de fonds suffisante. Les causes de cette crise sont multiples. On citera le retrait du gouvernement canadien du financement du logement social, malgré son soutien récent pour le logement abordable, le désintérêt des promoteurs immobiliers pour le logement locatif, le sous-financement du logement coopératif, la gentrification et, dans une moindre mesure, la « studentification », l’invasion des plateformes de location à court terme ainsi que les rénovictions.

Pour les plus démunis, la production de logements « hors marché » est la seule solution viable, dans la mesure où l’aide à la personne ne génère pas d’abordabilité durable et n’assure en rien le bon état, voire la salubrité, des logements. Quant aux mesures qui visent à favoriser la production de logements abordables, elles ne sont guère convaincantes. Une des explications tient à la marchandisation croissante du logement.

Si l’acquisition d’une propriété s’est imposée après la Seconde Guerre mondiale comme un placement judicieux pour préparer ses vieux jours, elle est plutôt vue, depuis plusieurs années, comme un investissement dont on attend de généreux retours à plus ou moins brèves échéances. Les flips immobiliers, la multiplication des fiducies de placement immobilier, les rénovictions et la financiarisation des grands projets résidentiels constituent autant de manifestations d’une évolution qui contribue à l’augmentation du nombre de laissés-pour-compte.

Des Idées en revues

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons un texte paru dans la revue Possibles, volume 46, no 1.

Si la difficulté qu’éprouvent plusieurs ménages à se loger convenablement est une des conséquences les plus visibles de cette marchandisation croissante de l’habitation, elle n’en est pas la seule conséquence, tant s’en faut. Dans Le droit à la ville (1968) le sociologue Henri Lefebvre soutenait que la transformation du logement en produit marchand, qui s’est amorcée au XIXe siècle, compromet l’habiter, c’est-à-dire l’appropriation d’un milieu de vie dont le logement est certes une composante de premier plan, mais ne s’y résume pas. En d’autres termes, l’habiter est réduit aux modalités d’occupation d’un logement auquel l’accès est entièrement soumis aux diktats d’un marché souvent impitoyable.

Les ménages les plus démunis, dès lors que les quartiers qu’ils habitent sont désormais convoités, sont particulièrement touchés. La gentrification opère en effet une érosion des conditions de possibilité de l’habiter, dans la mesure où les choix résidentiels ainsi que l’accès aux commerces et services de proximité qui leur sont destinés s’appauvrissent. Habiter équivaut par conséquent à sauvegarder un droit au logement précarisé.

La production de voisinages sans âme contribue également à une telle érosion de l’habiter. Griffintown en constitue un exemple dans la mesure où l’urbanité, ce qui définit les conditions de possibilité de l’habiter par une appropriation ouverte du cadre de vie, est réduite à la part congrue, soit ce qui reste après que les promoteurs se sont servis. Les ensembles de logements pour personnes âgées fonctionnent, pour beaucoup, de la même manière.

Là, l’habiter y est programmé d’entrée de jeu par les propriétaires-promoteurs et se réduit, comme le suggère la publicité, à une série d’installations de loisirs et de détente (le tout inclus) réservées aux seuls occupants. Ces équipements prennent d’ailleurs souvent l’allure de châteaux forts fermés sur la ville. Le succédané d’habiter y est entièrement subordonné à l’habitat, c’est-à-dire au produit marchand.

Les produits marchands de type Airbnb contribuent à cet étiolement de l’habiter. Celui-ci y est réduit aux activités « de voisinage » des touristes. Or, si on vante cette formule en faisant valoir qu’elle permet une expérience urbaine « authentique », elle engendre la plupart du temps des tensions et des conflits en raison de l’étroitesse de l’urbanité pratiquée par ces occupants de passage, surtout quand ils se comportent en fêtards.

La financiarisation des grands projets immobiliers amplifie ces phénomènes puisque bon nombre des acheteurs spéculatifs à la recherche de rendement montrent peu d’intérêt pour l’habiter. Plus le produit est étroitement défini, plus le risque est contrôlé. Quant au geste architectural parfois spectaculaire, il joue en quelque sorte le rôle de prospectus destinés aux acheteurs. L’architecture est vouée à faire bien paraître le produit, en vantant au passage le voisinage qui tient essentiellement du faire-valoir.

Les environs du centre Bell appartiennent à cet univers. Que le quartier soit, à la limite, inhabité, et donc que l’habiter y soit sévèrement réduit à quantité négligeable, importe peu. Le logement est un produit financier destiné à produire du rendement sur investissement.

Cet appauvrissement de l’habiter n’est pas sans conséquences. Peut-être faut-il y voir une explication partielle aux résistances à l’injonction à la densification constatées dans bon nombre de voisinages abandonnés aux promoteurs immobiliers ? Au-delà du droit à un toit, c’est la réclamation d’une urbanité partagée et la richesse d’un habiter dont il est ici question.

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Une version précédente de ce texte mentionnait qu'un des auteurs de ce texte était Gérard Beaud alors qu'il s'agit de Gérard Beaudet. 



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