Louis J. Robichaud (1925-2005) - L'idole politique du Nouveau-Brunswick

C'était en 1967, dans les derniers jours de la campagne électorale au Nouveau-Brunswick. Louis J. Robichaud se rendait à Tracadie, village acadien de la côte nord, afin d'y prendre la parole au cours d'une assemblée partisane. Peu avant son arrivée, mille personnes avaient déjà pris place dans une salle prévue pour en accueillir 600; entassées comme des sardines, débordant de partout, elles attendaient leur Louis.

À sa descente de voiture, ses organisateurs se rendirent vite compte qu'il serait physiquement impossible à Robichaud de franchir cette mer humaine pour parvenir à la porte d'entrée, et encore moins d'accéder à la tribune. Les Acadiens présents décidèrent alors d'improviser: on hissa le candidat à bout de bras et, de main à main, d'électeur en électeur, on le transporta jusqu'à la tribune aménagée au fond de la salle.

À cette époque, la puissance oratoire de Robichaud était probablement sans égale parmi ses contemporains. Ce soir-là, il atteignit ses auditeurs au plus profond d'eux-mêmes en parlant de son programme Chances égales pour tous, en décrivant ce qu'il signifiait pour eux et pour leurs enfants.

L'assemblée terminée, ses adjoints voulurent que Robichaud emprunte une sortie dite «de secours». Mais la foule ne l'entendait pas ainsi. Son héros sortirait par où il était venu. Il advint donc que M. Robichaud, ce soir-là, fut transporté à sa voiture comme il l'avait été à la tribune. Puis, quelques égratignures en plus, les vêtements déchirés, il s'en fut vers une autre assemblée. Il advint aussi qu'il remporta la victoire dans cette élection qui fut, sans aucun doute, la plus importante et la plus déterminante de l'histoire du Nouveau-Brunswick.



Colossale réforme sociale

En fait, cette campagne électorale prit l'allure d'un référendum portant sur une réforme sociale colossale proposée par Robichaud sous le nom de «Chances égales pour tous». Les changements projetés et les moyens mis en oeuvre pour les réaliser dépassaient, en profondeur et en ampleur, les mesures adoptées au Québec lors de la Révolution tranquille.

Le programme Chances égales pour tous entraîna l'adoption de 130 projets de loi à la législature, élimina un ordre de gouvernement (les conseils de comté) et modernisa de fond en comble les services sociaux, l'éducation, les soins de santé, le gouvernement municipal, l'administration du fisc et le système judiciaire dans la province. Robichaud créa également l'Université de Moncton, de langue française, et son gouvernement promulgua une Loi sur les langues officielles.

Ses idées et son influence se firent sentir au-delà des frontières néo-brunswickoises. D'autres provinces suivirent de près l'évolution des événements au Nouveau-Brunswick. S'inspirant du programme de Robichaud, l'Ontario, le Québec, le Manitoba, la Nouvelle-Écosse et l'Île-du-Prince-Édouard allaient adopter par la suite des réformes similaires dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la justice ainsi que de l'administration et de la taxation municipales. La différence, toutefois, c'est que le Nouveau-Brunswick se lança dans une réforme massive et de longue portée des conditions sociales, alors que les autres provinces procédèrent prudemment et à petits pas. Telle n'était pas la façon de faire de Robichaud, dont la vision était animée par un sentiment d'urgence.

Levée de boucliers

Comme on peut s'en douter, Robichaud et sa vision ne manquèrent pas de provoquer une levée de boucliers dans la province. Les médias anglophones de la province firent front commun afin de discréditer les réformes proposées. «Voler Peter pour donner à Pierre» devint le leitmotiv pas très subtil du Telegraph Journal de Saint John. Dalton Camp laissa même entendre, depuis le Daily Star de Toronto, que le projet était antidémocratique et qu'il inaugurerait, au Nouveau-Brunswick, une «ère des commissaires» rappelant le socialisme à la soviétique.

Grâce à la victoire de Robichaud, les réformes furent assurées et le Nouveau-Brunswick ne s'en porte que mieux depuis lors. Non seulement n'y existe-t-il aucun «commissaire politique», mais la province se débrouille fort bien sur le plan économique et a démontré au reste du Canada que francophones et anglophones peuvent parfaitement travailler — et prospérer — main dans la main. Les historiens n'hésiteront pas à décrire Robichaud comme le meilleur premier ministre que le Nouveau-Brunswick ait connu.

Quelle aura été sa réalisation la plus remarquable? Ce qui distingue Robichaud de nombreux autres hommes politiques, c'était sa capacité à mettre de côté tout intérêt personnel, à définir l'intérêt public et à y donner vie. Homme de courage et de profondes convictions, son but en politique était de servir les intérêts de tous les Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises, pas les siens.

Après son départ du cabinet du premier ministre, il a continué de servir l'intérêt public du Nouveau-Brunswick et du Canada à divers titres. Il s'est retiré dans une modeste demeure au bord du détroit de Northumberland, près de Bouctouche. Il a recherché le pouvoir politique, non pas comme une fin en soi, mais parce qu'il voulait changer les choses. C'est là, malheureusement, un art qui semble s'être perdu dans les couloirs de la politique moderne.

Robichaud n'eut pas besoin de s'en remettre à des doreurs d'image pour claironner ses réalisations, loin de là, et il estimait inutile de rechercher du crédit. Il a gagné ses épaulettes de la façon traditionnelle — et avec elles sont venues la visibilité et la reconnaissance, spontanément, sans qu'il l'eût recherché.

Il mit en avant un vaste ensemble de réformes, affronta ses adversaires dans l'arène publique, respecta les règles de la démocratie, et il remporta la victoire. Il resta ensuite pour mettre en oeuvre le changement, toujours en faisant passer l'intérêt public avant son propre intérêt. Si de nos jours cela peut sembler naïf, c'est uniquement parce que notre époque est plus cynique. Mais c'est ce qui explique que, dans cinquante ans, les citoyens du Nouveau-Brunswick et les historiens feront encore son apologie. Sa présence et son oeuvre semblent en effet prendre une importance qui s'accroît avec le passage des ans.

Héritage commun

Il demeure le seul politicien à avoir transcendé la politique partisane au Nouveau-Brunswick, et c'est d'un même élan que tous les partis politiques de la province l'applaudissent aujourd'hui. En ce sens, son héritage appartient à tous les Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises, pas seulement à son parti politique.

Louis J. Robichaud était profondément attaché à sa famille. Il a affronté les moments difficiles de sa vie personnelle avec le même courage que celui qu'il a montré dans sa vie publique. Il a perdu sa première épouse, Lorraine Savoie, et leur fils aîné, Jean-Claude, victimes d'insuffisance rénale. Il a consacré beaucoup de temps et d'énergie à des campagnes de financement au profit de la Fondation canadienne du rein. Il laisse dans le deuil sa seconde épouse, Jacqueline, deux fils, Paul et René, et une fille, Monik.

Robichaud a donc laissé un énorme héritage, comme de nombreux citoyens de la province peuvent l'attester, eux dont les conditions de vie se sont grandement améliorées parce qu'il a occupé le siège de premier ministre durant dix ans. Toutefois, l'héritage le plus précieux qu'a légué Robichaud, c'est qu'il a rappelé que la politique peut être une noble vocation lorsqu'un politicien possède un programme clair et qu'il se dévoue sans compter pour le bien commun.

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