La voix au coeur de l’expérience esthétique

Dans un texte intitulé Der Erzhäler, traduit en français par Le conteur, le philosophe Walter Benjamin (1892-1940) avance une thèse étonnante à propos de l’expérience et de la sagesse. S’appuyant sur l’œuvre du conteur russe Nikolaï Leskov (1831-1895), Benjamin émet l’hypothèse suivante : « L’art de conter est en train de se perdre. » Il se perd, dit-il, parce que « la faculté d’échanger des expériences », de transmettre par la voix une sagesse est de moins en moins communicable.
Au dire de ce penseur, ce qui nuit à l’art de conter des histoires et à la tradition orale, ce sont principalement les « progrès de l’information ». Condamnée à décrire la réalité la plus immédiate, l’information se détourne du merveilleux, des « histoires remarquables ». Écrit en Allemagne, au début de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’usage de la voix, amplifiée par les microphones, devient un instrument inouï capable de galvaniser une masse d’individus, cet essai de Benjamin dit aussi que le récit, « forme artisanale de la communication », doit trouver au sein de la modernité un nouveau souffle.
Des Idées en revues

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons un texte paru dans la revue ESPACE art actuel, printemps-été 2022, nº 131.
Rédigé en 1935, un an avant Le conteur, le célèbre essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique rappelle l’importance des mouvements d’avant-garde dans leur volonté de résister au système mercantile de la production artistique. Benjamin fait alors mention du dadaïsme et de son désir de mettre à mal la réception inoffensive d’une œuvre d’art en produisant, entre autres, des poèmes devenus « détritus verbaux ». En s’intéressant au cri, au bruit, à la poésie sonore, certains artistes de ce mouvement comme Kurt Schwitters vont explorer la matérialité de la voix et contourner le phonocentrisme. Cette déconstruction de la voix résonnera alors comme une sorte de rituel rythmé par les consonnes et les voyelles.
S’il faut puiser dans la littérature québécoise des exemples de cette provocation langagière, c’est aux poèmes de Claude Gauvreau (1925-1971) qu’il faut penser. Plusieurs de ses textes poétiques rompent entièrement avec l’univers des émotions, résonnant plutôt comme de la provocation. À leur écoute, nous sommes loin de la tradition orale associée, au dire de Benjamin, à l’univers des paysans et des marins. Pourtant, cette quête d’une poésie pure manifeste aussi le besoin de se détacher du discours informatif en vue d’approcher ce qu’il en est de l’oralité comme origine de la communication humaine.
Dans Parler en Amérique. Oralité, colonialisme, territoire (Mémoire d’encrier, 2019), l’essayiste et professeure à l’Université d’Ottawa Dalie Giroux rappelle comment les langues vernaculaires, éloignées de la culture savante, participent d’une « cartographie souterraine ». C’est que le français oral d’Amérique, celui du terroir, a depuis toujours côtoyé d’autres langues subalternes, comme le créole et les langues autochtones. Il est question de Jack Kerouac, poète franco-américain auteur d’On the Road (Viking Press, 1957), dont l’expérience de la langue de l’enfance est « mâtinée d’anglais et d’expressions archaïques », mais aussi du cinéaste et poète Pierre Perrault, dont plusieurs des documentaires donnent vie aux « parlures régionales », à celles qui s’harmonisent à des manières de vivre et qui habitent le territoire. C’est ce que souhaite mettre en lumière le réalisateur de Pour la suite du monde (ONF, 1963) lorsqu’il capte, à travers l’objectif de la caméra, des bribes de paroles vivantes incarnées par des hommes et des femmes qui perpétuent des savoir-faire menacés par « l’écriture impériale ».
Le dossier de ce numéro souhaite rendre compte de pratiques artistiques récentes où la voix — parlée, déclamée, chantée — est au cœur de l’expérience esthétique. Il met en valeur plusieurs œuvres où les poétiques des voix sont transmises à partir de dispositifs de monstration inscrits dans un parcours d’art actuel. Alors que l’usage de la voix est omniprésent au sein des télécommunications, qu’il est souvent réduit au bavardage quotidien, ce dossier souligne, à partir de diverses perspectives ethnoculturelles, l’importance de la vocalité dans sa dimension artistique. Associé à la tradition orale, au témoignage ou à l’exploration musicale, il désire rappeler la diversité des voix singulières, porteuses de l’identité et de la sensibilité de celui ou celle qui parle.
Mises en œuvre dans le cadre de représentations artistiques, ces voix permettent de faire entendre les multiples façons d’incarner le monde, de les perpétuer sous le signe de la diversité culturelle et des manières de vivre autrement. Elles permettent entre autres de reconnaître l’existence des cultures minoritaires souvent marginalisées, sinon réduites au silence. En outre, sans vouloir contredire le pessimisme du philosophe Benjamin en matière de culture, surtout à l’ère du capitalisme mondialisé, l’oralité, lorsqu’elle est mise en valeur dans un contexte artistique, rend encore possible la communication d’expériences et de connaissances favorisant le futur de la pluralité des voix.
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