Mon travail a-t-il encore du sens?

Dans la série télévisée Severance, ceux qui travaillent pour Lumon Industries subissent une dissociation au moyen d’une puce électronique implantée dans leur cerveau. Pendant qu’ils travaillent, ils ne savent absolument rien de leur vie privée, et quand ils retournent à leur vie privée, ils ne savent rien de leur travail. Ils savent seulement qu’ils travaillent pour Lumon Industries. C’est leur choix, ils sont libres. Ainsi, la temporalité des Inters, à l’intérieur du travail, et la temporalité des Exters, à l’extérieur, ne s’influencent-elles aucunement.
Distinguons deux tendances entre lesquelles, bien sûr, mille nuances seraient à faire. Il y a les passionnés pour qui il n’y a pas d’opposition entre travailler et être soi-même. Ceux-là ne voudraient d’aucune façon travailler pour Lumon Industries, tandis que d’autres y verraient un avantage puisque leur travail est aliénant au sens où l’entend Marx : il s’agit d’une activité abstraite qui ne leur ressemble guère et ne les satisfait pas. Ce n’est certes pas dans ces conditions que des liens significatifs avec la société peuvent être bâtis. Ils s’en passeraient s’ils avaient la possibilité de faire autrement.
Nous cherchons un travail qui soit vécu le moins possible comme une pure perte de temps. Par-delà la rémunération, nous souhaitons l’épanouissement personnel et une reconnaissance à travers l’emploi. Pour plusieurs, cependant, travailler demeure un compromis. Le travail n’est pas quelque chose qu’on est, mais quelque chose qu’on a, une activité remplaçable par une autre. Il n’est pas une fin en soi. Il se réduit à n’être qu’un simple moyen en vue de satisfaire des besoins en dehors de lui.
Notre civilisation nous avait promis que le temps passé au travail diminuerait. Dès 1930, dans Perspectives économiques pour nos petits-enfants, l’économiste John Maynard Keynes prévoyait que trois heures par jour seraient bien suffisantes pour gagner sa vie. La société des loisirs nous assurait des lendemains qui chantent. Le développement technologique allait nous aider à y parvenir, même s’il nous faisait craindre le chômage massif.
Il y a 25 ans, l’essayiste américain Jeremy Rifkin écrivait dans La fin du travail que les technologies permettraient aux entreprises « d’éliminer massivement des travailleurs et de créer ainsi une armée de réserve de chômeurs ». Ceux-ci pâtiraient d’une « oisiveté forcée au lieu de jouir de leur temps libre ». Or, nous assistons en ce moment au phénomène inverse. Il n’y a pas d’« armée de réserve ». Bien au contraire, il y a pénurie de main-d’œuvre, différentes raisons d’être insatisfait au travail et un salaire minimum qui maintient dans la pauvreté.
Crise existentielle
La pandémie de COVID-19, le réchauffement climatique, la destruction des écosystèmes, la crise économique et même l’éventualité d’un conflit mondial contribuent à la réflexion sur le sens de nos vies : mon travail a-t-il encore du sens ? Quelles traces laissera-t-il ? Est-ce que je perds ma vie à tant travailler ? Soutenu par la philosophie du carpe diem ou du YOLO (you only live once), décrocher de la temporalité traditionnelle du travail, à tout le moins la changer, en attire plus d’un.
Ainsi a-t-on assisté aux États-Unis au phénomène de la Grande Démission. Afin d’améliorer leur qualité de vie, des millions de personnes ont abandonné leur emploi. Elles choisissent une vie plus simple et plus près de leurs aspirations et de leurs valeurs. Le frugalisme invite à une économie extrême en vue d’un retrait hâtif de la vie professionnelle. Le mouvement FIRE (financial independence, retire early) vise aussi un retrait du travail le plus tôt possible. Après la Liberté 55, promue par la compagnie d’assurances London Life il y a trente ans, la Liberté 45 a maintenant ses adeptes.
Nous sommes en présence de deux tendances opposées. D’un côté, des passionnés qui ne peuvent concevoir leur vie autrement qu’à travers une activité productive. Des gens qui cherchent un travail qui leur permettra de s’épanouir et qui leur offre de bonnes conditions. Des employeurs qui recherchent désespérément des employés. De l’autre côté, pressés par l’urgence de vivre ici et maintenant, des gens décrochent, cherchent à décrocher ou en ont assez de pratiquer un métier qui a plus ou moins de sens pour eux.
Différentes solutions sont à explorer pour combler le besoin de travailleurs (rémunération, automatisation, immigration, etc.), mais une chose demeure certaine : quand un travail devient absurde, dans le pire des cas quand il devient un travail à la con, un bullshit job décrit par l’anthropologue David Graeber, quand il exige un trop grand sacrifice de nos vies privées, nous risquons tous et toutes de devenir des décrocheurs en puissance et envier les travailleurs de Lumon Industries.
Les mentalités ont changé. L’esprit de sacrifice s’est estompé. L’ancien appel à travailler plus, lancé par Lucien Bouchard en 1996, fait maintenant sourire. Les gens ont certes le goût d’être des membres actifs de leur société, pourvu qu’ils aient l’impression de rester eux-mêmes, de changer les choses et que ce temps passé à travailler ne soit pas insignifiant.
Correction: Une version précédente de ce texte attribuait le concept de Liberté 55 à la compagnie d'assurances Sun Life. Il s'agissait plutôt de la compagnie London Life.