Faire du Saint-Laurent une entité vivante aux droits inaliénables

La Terre devient de plus en plus inhospitalière, son climat devient violent, ses forêts, décimées, ses sols, ses cours d’eau et ses océans, pollués et surexploités, menaçant les fondements de la vie elle-même.
C’est pourquoi, lors de la Journée internationale de la biodiversité du 22 mai dernier, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies a invité à construire un avenir partagé pour toutes les formes de vie et a exhorté les États à̀ afficher « une volonté mondiale d’action — une transformation de notre relation avec la nature ».
Dans cet esprit, et depuis plusieurs années, de nombreux États ont adopté des lois sur les droits de la nature, par voie législative ou jurisprudentielle, comme en Bolivie, au Panama, au Mexique et en Ouganda. En Équateur, depuis 2008, les droits de la nature sont même enchâssés dans la Constitution. La nature a ainsi, dans ces pays, le droit constitutionnel au respect intégral de son existence et au maintien de ses cycles vitaux et de tous les éléments qui forment un écosystème.
Le principe de précaution est constitutionnalisé de façon à̀ prévenir toute extinction d’espèces, toute destruction d’écosystèmes ou à en altérer de façon permanente ses cycles naturels.
En Colombie, en Inde, au Bangladesh, en Nouvelle-Zélande et en Australie, de nombreux fleuves, ainsi que d’autres écosystèmes, ont aussi été reconnus comme des entités morales et vivantes dont les intérêts peuvent être défendus en justice par voie de représentation.
Des gardiens ont été nommés et des droits bioculturels reconnus aux peuples autochtones qui y vivent depuis des temps immémoriaux.
Le mouvement s’étend
En Europe, ce mouvement s’étend aussi : la Mar Menor, en Espagne, deviendra vraisemblablement le premier écosystème reconnu sujet de droit par voie législative à la suite de l’autorisation de la présentation d’une loi d’initiative populaire dans ce sens. L’Assemblée territoriale de Corse a reconnu déjà les droits du fleuve Tavignanu. Un projet de reconnaissance de la personnalité juridique du Rhône est en discussion entre la Suisse et la France. Aux Pays-Bas et en Irlande, des motions ont été aussi votées par des districts visant à ̀ reconnaître les droits de la nature.
Du droit d’exister
Toutefois, ce qui est moins connu est souvent tout proche. Depuis 2006, aux États-Unis, une trentaine de villes ou comtés américains et cinq nations autochtones ont reconnu les droits de communautés naturelles sur leur territoire, très souvent des rivières, en Pennsylvanie, en Californie, en Idaho et en Floride.
Dans la région des Grands Lacs, une initiative est en cours pour leur reconnaître le droit d’exister, de s’épanouir et d’évoluer naturellement, mais aussi à ne pas être pollués.
D’ores et déjà, la ville de Toledo a voté en faveur de la reconnaissance des droits du lac Érié, la bande de White Earth dans le Minnesota a, quant à elle, pris des mesures pour protéger les lacs sur son territoire en reconnaissant les droits d’un riz sauvage, le manoomin, dont celui à une eau pure.
À l’autre bout du système hydrographique reliant les Grands Lacs à l’Atlantique, une courageuse décision fut prise en 2021. La MRC de Minganie, sur la Côte-Nord du Québec, et le Conseil des Innus d’Ekuanitshit, ont chacun adopté une résolution reconnaissant les droits de la rivière Magpie, dont celui d’être à l’abri de la pollution, celui de maintenir son intégrité et celui de s’écouler librement dans le Golfe du Saint-Laurent.
Mais qu’en est-il du fleuve Saint-Laurent lui-même et de son bassin entre les Grands Lacs et l’estuaire ? Il est constitué d’écosystèmes interconnectés et interdépendants, abritant une biodiversité exceptionnelle ; son système hydrographique contient plus de 25 % des réserves mondiales d’eau douce.
N’apparaît-il pas aujourd’hui vital de mieux le préserver, à l’aune de la crise climatique et écologique en cours ? Reconnaître le bassin du Saint-Laurent comme une entité vivante, indivisible est un véritable sujet de droit qui permettrait, de la façon la plus efficace qui soit, de le préserver pour les générations actuelles et futures.
Je salue d’ailleurs le travail de l’Observatoire international des droits de la nature, qui est à l’origine de la présentation, le 5 mai dernier, tant à l’Assemblée nationale du Québec qu’à la Chambre des communes du Canada, de deux projets de loi analogues proposant la reconnaissance du fleuve Saint-Laurent en tant que personne morale.
Protéger le fleuve Saint-Laurent en lui reconnaissant des droits inaliénables permettra à celui-ci de jouer pleinement son rôle dans le maintien de la vie sur Terre et s’avérera un grand service rendu à l’humanité tout entière.
En effet, oui, plus largement, il nous faut oser repenser radicalement notre place dans le monde, redéfinir de nouvelles règles du vivre-ensemble qui incluraient les non-humains et adopter un droit et une gouvernance centrés sur le respect du système Terre. En août 2016 déjà, le secrétaire général reconnaissait dans son rapport annuel sur l’harmonie avec la nature que les lois en vigueur relatives à l’environnement « sont inefficaces en raison de leur fondement conceptuel ». Il proposait d’adopter une jurisprudence de la Terre afin d’affirmer une réalité occultée : les droits fondamentaux de l’humanité sont interdépendants du droit de la nature à̀exister.
En effet, si les conditions de la vie elle-même sont menacées sur Terre, comment pourrions-nous espérer garantir à l’humanité son droit à un environnement sain, à une eau accessible et pure, à un air et à un sol non pollués, à l’alimentation, à la santé et même à l’habitat, en somme à des conditions de vie dignes ? De plus, le basculement normatif, mais aussi philosophique qui consiste à reconnaître des droits à la nature nous permettrait d’octroyer à l’humanité un rôle prépondérant dans la préservation d’autres formes de vie et d’agir selon le principe de précaution, bénéfique pour les générations futures.
Cap sur le fleuve Saint-Laurent !
Cet été, Le Devoir sillonnera les eaux du fleuve Saint-Laurent, ce géant « presque océan, presque Atlantique » que chante Charlebois, afin de nourrir une série que nous aimerions dessiner en votre compagnie. Spécialistes comme profanes sont conviés à cet exercice de réflexion amoureuse, qui saura aussi se faire critique quant aux défis qui guettent cette ligne vitale, artère à la fois nourricière, symbolique et identitaire.
Racontez-nous votre fleuve aux grandes eaux à opinion@ledevoir.com.