Combien de kWh dans votre assiette?

Le mois dernier, la présidente-directrice générale d’Hydro-Québec, Sophie Brochu, affirmait, dans les pages de La Presse, qu’il fallait se questionner sur la pertinence de vendre notre électricité à bas prix : « On ne veut pas rester dans le paradigme de “on ne vend pas cher”. Sachant que nos coûts d’approvisionnement marginaux sont beaucoup plus importants que nos coûts historiques, alors on ne creusera pas un trou financier à vie. »
C’est pourtant ce qui se passe actuellement en agriculture sous l’impulsion de la Stratégie de croissance des serres au Québec menée par le ministère de l’Agriculture, des Pêches et de l’Alimentation (MAPAQ) depuis 2020. Alors qu’une proportion importante des producteurs en serre bénéficie déjà d’un tarif préférentiel de 5,59 ¢/kWh, les mégacomplexes qui avancent des investissements de 3M$ ou plus obtiennent un rabais supplémentaire de 40 %, ramenant le coût de l’électricité qu’ils consomment à environ 3,35 ¢/kWh. À cela s’ajoutent des subventions substantielles pour le financement des infrastructures. La caractéristique principale de ces exploitations est de fonctionner à l’année, grâce à l’éclairage artificiel que permettent ces tarifs.
Un modèle de production en serre qui résulte en une consommation d’énergies, de toutes sources confondues, maintes fois supérieures aux exploitations qui fonctionnent de mars à octobre. Est-ce justifié ?
Comment notre gouvernement peut-il refuser de voir cette incohérence flagrante qui consiste à soutenir massivement à coups de subventions un modèle de production dont le pic de consommation d’énergie coïncide avec la pointe de la demande en électricité chez Hydro-Québec ? Et à plus forte raison, je vois mal la p.-d.g. d’Hydro-Québec répondre allègrement à cette commande, tenant compte des arguments que cette dernière invoquait dans l’article mentionné plus haut.
Qui plus est, il faut rappeler qu’Hydro-Québec met de l’avant, dans ses plans de développement des dernières années, la priorité que constituent les mesures d’économie d’énergie par rapport à l’agrandissement de son parc d’équipements de production. À plus forte raison quand il s’agit de satisfaire la demande en période de pointe hivernale où Hydro-Québec privilégie l’achat d’électricité à des réseaux voisins, même à fort prix, en comparaison au coût de revient encore plus exorbitant de l’électricité qui serait produite par de nouvelles centrales. Lors de ces périodes critiques, revendre cette électricité au rabais est un non-sens. Et ce, peu importe l’option choisie, achat ou production.
Autonomie alimentaire ?
Pourtant, les projets se multiplient, dopés à l’énergie au rabais, selon une vision pour le moins questionnable sinon totalement biaisée de l’autonomie alimentaire. Ce développement se poursuit dans l’indifférence ou dans l’aveuglement volontaire, malgré les mises en garde d’un organisme mandaté par le MAPAQ lui-même.
En effet, en décembre 2020, le Centre universitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) a produit, à la demande du MAPAQ, un rapport de synthèse portant sur les pistes de solutions et les leviers d’action à privilégier pour répondre aux enjeux avec lesquels le secteur agroalimentaire du Québec doit composer, en particulier celui de l’autonomie alimentaire, et pour relancer l’économie.
Voici un passage qui exprime bien les réserves qu’il faudrait prendre en considération compte tenu de la somme outrancière de fonds publics que ce genre de développement canalise. « Se focaliser sur le seul approvisionnement du Québec, sans passer par l’examen critique et constructif des caractéristiques de notre système bioalimentaire tel qu’il est, risque d’entraîner des réponses potentiellement inadéquates, par exemple le développement de modèles de serriculture intensive qui, certes, offriront à quelques entrepreneurs des occasions d’affaires, mais n’auront qu’un impact collectif limité et augmenteront la dépendance à la main-d’œuvre importée, au moins tant que des solutions technologiques ne seront pas disponibles à des coûts n’affectant pas la compétitivité. »
Il semble que le MAPAQ ait ignoré une expertise qu’il avait lui-même sollicitée. On ne peut que constater que cette indispensable attitude critique dont nous devrions faire preuve collectivement est, actuellement, loin d’être à la hauteur des enjeux auxquels nous faisons face.
Nourrir des besoins ou des marchés ?
Offrir des légumes tropicaux à l’année dopés à l’électricité au rabais ne constitue pas une pratique durable dans une perspective d’autonomie alimentaire. Il existe de multiples options sur le plan nutritionnel qui permettent de s’alimenter encore mieux et de façon plus écologique qu’en s’offrant le luxe subventionné défendu par les tenants de cette vision débridée.
Un nouveau modèle d’agriculture, aussi bien en serres qu’en champs, est en plein essor. Les producteurs qui l’ont adopté visent d’abord à approvisionner leur communauté, en accord avec nos saisons et avec la luminosité disponible. La préoccupation environnementale est au cœur de leur démarche et s’inscrit dans une perspective dynamique d’occupation du territoire.
« Il est temps de mener une réflexion sur la tarification de la consommation d’électricité par les acteurs industriels », croit la présidente-directrice générale d’Hydro-Québec, Sophie Brochu.
La Coopérative d’Agriculture de Proximité Écologique (CAPE) vient de publier un Manifeste de la résilience qui plaide pour des Politiques agricoles plus cohérentes en matière d’environnement et d’autonomie alimentaire. Une démarche qui pourrait inspirer la réflexion que Mme Brochu souhaite, en l’élargissant à l’utilisation de l’énergie en agriculture, et plus particulièrement en ce qui a trait à un modèle de serriculture que l’on peut qualifier, catégoriquement, d’industriel.