Le sophisme de la jeunesse

L’auteur est professeur de littérature à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et contribué à l’ouvrage collectif dirigé par R. Antonius et N. Baillargeon, Identité, « race », liberté d’expression, qui vient de paraître aux PUL.
Coup sur coup sont parus à la rubrique « Libre opinion » du Devoir, deux textes, respectivement signés par Manijeh Ali et Alexander Hackett, qui avançaient cet argument éculé et simpliste de l’âge, afin de s’opposer au projet de loi 96 qui vise à renforcer la loi 101 en imposant notamment quelques cours de français supplémentaires aux étudiants qui fréquentent les cégeps anglophones.
En gros, leur argumentaire était le suivant : ce projet de loi émane de vieux, des « baby-boomers », écrira Alexander Hackett, « [h]éritiers d’une idée désuète, fixée dans la tête des vieilles générations, qui se trompent sur qui nous [les jeunes anglophones] sommes vraiment » ; autrement dit, ces vieux ne comprennent rien, ni à la jeunesse ni au monde présent, qu’ils n’interprètent, comme il se doit, qu’à travers de « bons vieux stéréotypes ».
Manijeh Ali renchérit en parlant, à propos du même projet de loi, d’une « vision » qui « représente le passé » et de l’« idéologie d’une époque révolue » qu’elle oppose à une jeunesse idéaliste et éprise de justice, fruit d’« une époque résolument numérique », se concentrant « sur la communication et non sur la langue », façonnant « à partir de différentes visions du monde » des discours « si beaux, si innocents ! » Et elle finit sur cette injonction lancée au ministre de l’Éducation : « Laissez notre jeune génération se construire un monde généreux à sa façon et à sa ressemblance. » On voit que le lyrisme ne manque pas pour évoquer cette belle jeunesse qui se tiendrait fort heureusement bien éloignée des lubies politiques de ses aînés !
Pourtant, si elles ont tout à fait le droit d’exprimer leur opinion à propos de ce projet de loi adopté mardi, il peut sembler un peu aventureux de la part de ces deux personnes de prétendre parler au nom de la « jeunesse ». La jeunesse en question n’a en effet pas de représentants autorisés. Manijeh Ali tout comme Alexander Hackett n’hésitent pourtant pas, pour parler des jeunes, à utiliser un « nous » que l’on devine, dans leur esprit, tout ce qu’il y a de plus exclusif…
Une jeunesse multiforme
J’ignore ce qui autorise Alexander Hackett à s’ériger ainsi en porte-parole des jeunes, mais, pour ce qui est de Manijeh Ali, cette même prétention paraît plutôt malavisée. Si l’on se fie à son profil sur le site du collège John-Abbott, elle doit avoir sensiblement le même âge que moi. Or, à cinquante ans passés, je me garderai bien de me faire l’ambassadeur des « jeunes Québécois ». D’autant plus qu’étant amené comme elle à les fréquenter journellement sur les bancs d’un cégep montréalais, il m’apparaît comme une évidence que cette jeunesse est très diverse et qu’il est imprudent de prétendre parler en son nom.
Certains de ces jeunes sont extrêmement religieux, d’autres pas. Plusieurs sont conscients des problèmes écologiques, voire se classeraient parmi les écoanxieux, d’autres font tourner leurs moteurs pendant des heures, les matins d’hiver, afin de garder chauffé l’habitacle de leur auto, alors qu’ils pourraient franchir, à quelques mètres de là, les portes du cégep pour être au chaud. Beaucoup sont anglophiles, au point de s’interpeller dans la langue de Shakespeare, ou plutôt dans celle de 50 Cent, dans les corridors d’un établissement scolaire supposément francophone, mais d’autres sont fiers de parler français et s’inquiètent de l’avenir de leur langue. Il en est de droite comme de gauche : quelques-uns qui sont animés par un souci d’égalité sociale, tandis que d’autres ne pensent qu’en termes d’argent, de carrière et de promotion individuelle. Beaucoup sont apolitiques, contestataires, conformistes, libéraux, solidaires, caquistes. Il y en a même qui sont souverainistes (eh oui, il existe encore de jeunes Québécois nationalistes !).
Bref, étant donné mon âge et surtout cette diversité qui caractérise les jeunes, comme n’importe quelle classe d’âge, je ne m’aventurerai pas, en ce qui me concerne, à présenter une jeunesse uniforme, encore moins à user du « nous » pour la faire parler à la façon d’un ventriloque.
Que leur ferais-je dire d’ailleurs ? Que cette loi 96 brime leur liberté individuelle de s’angliciser et qu’elle aura un effet dévastateur sur les PME, ce dont le ministre qui en est responsable, Simon Jolin-Barrette, ne saurait se rendre compte, car il n’a « jamais travaillé dans le secteur privé ». Il semble que de tels arguments, qui sont ceux d’Alexander Hackett, ne sont pas très jeunes. On les invoquait déjà contre la loi 101 en 1977. Comme quoi, on peut être jeune et avoir de vieilles idées !
Quant à Manijeh Ali, après avoir invoqué elle aussi les libertés individuelles que l’on opprime odieusement en voulant faire du français la langue commune du Québec, elle a cette phrase étrange : « La vision d’un Québec en français est le produit d’une époque où l’anglais était la langue de l’impérialisme en Amérique du Nord. » Cet impérialisme de l’anglais est donc à ses yeux une chose révolue.
C’est quand, autrement dit, le soft power américain triomphe. Notamment à travers l’action des GAFAM (compagnies qui sont toutes made in USA, faut-il le rappeler ?) qui, outre l’anglais par défaut, imposent également leurs normes morales et censoriales, leurs préférences politiques et idéologiques, leurs choix de société (que l’on pense au modèle d’affaire d’Uber, par exemple). C’est alors qu’il faudrait vivre dans le déni et faire semblant de ne pas voir l’impérialisme où il est, au prétexte qu’il s’invisibilise.
J’espère pour ma part que la jeunesse québécoise demeure apte à faire preuve d’un peu plus de lucidité.