Faux consensus économique autour de la hausse du taux directeur

L’inflation élevée, qu’on avait oubliée depuis 30 ans, frappe désormais de plein fouet, atteignant 6,8 % entre avril 2022 et avril 2021, selon Statistique Canada. Alors qu’on l’annonçait temporaire, l’inflation semble s’installer plus durablement.
L’intervention classique pour lutter contre l’inflation appartient à la Banque du Canada. Bien que celle-ci ait déjà haussé son taux directeur d’un demi-point pour le porter à 1 %, plusieurs voix s’élèvent en faveur d’une intensification de ce resserrement monétaire dès le 1er juin prochain.
Comme économistes, nous considérons que cette solution risque d’être inefficace parce qu’elle cible les mauvaises causes de l’inflation et menace de pénaliser ceux qu’on prétend protéger en provoquant un ralentissement économique et une explosion de l’endettement.
Le modus operandi est le suivant : en augmentant son taux directeur, la Banque du Canada provoque une augmentation des taux d’intérêt. Face à des coûts d’emprunts élevés, les acteurs économiques restreignent leurs activités : moins d’entreprises investiront, moins de gens achèteront des maisons, moins de projets de rénovation seront mis en chantier et l’idée d’acheter à crédit perd de son attrait. Ce relâchement de la demande économique devrait entraîner une pression à la baisse sur les prix. Or, comme en témoignent les années 80 et 90, cette lutte à l’inflation peut parfois se faire au prix d’une stagnation économique, voire d’une récession ou d’une hausse du chômage.
L’inflation actuelle est principalement provoquée par des facteurs extraordinaires liés à la sortie de pandémie et à la guerre contre l’Ukraine. Combinés à la pénurie de main-d’œuvre, ils restreignent la capacité des entreprises à offrir les biens et services en quantité aussi forte qu’avant la crise et ils augmentent leurs coûts de production.
Aussi, Desjardins publiait récemment des données selon lesquelles les entreprises génèrent des bénéfices par action qui sont en moyenne 30 % plus élevés qu’avant la crise. Autrement dit, serait-il possible que certaines entreprises profitent du contexte inflationniste pour hausser leurs prix, simplement pour augmenter leurs profits?
Nous sommes préoccupés par le fait qu’une hausse du taux directeur correspond grossièrement à un transfert de fonds de la poche des ménages vers les coffres des banques et de leurs actionnaires. Les personnes les plus sensibles à une augmentation des intérêts à payer sur leurs dettes ; les familles ayant nouvellement contracté une hypothèque ; les jeunes avec des dettes d’études importantes… Ce sont eux qui porteront le gros du poids de la lutte contre l’inflation. Pour les grands détenteurs de patrimoine financier, la hausse des taux d’intérêt signifie que la valeur de leurs avoirs sera protégée.
Si le gouvernement était véritablement préoccupé par la protection du niveau de vie des familles, il utiliserait d’autres stratégies pour ralentir la croissance des prix et augmenter les revenus.
Mettre en place une politique de contrôle des loyers, lancer de vastes chantiers de construction de logements sociaux et réglementer sévèrement la location touristique de court terme des logements en sont quelques exemples. Le gouvernement peut aussi réduire les prix qu’il contrôle : tarifs de Hydro-Québec, droits de scolarité, frais de garde, titres de transport en commun, etc. Il peut subventionner des initiatives d’autonomie alimentaire, favoriser les sources d’approvisionnement local et soutenir la transition hors du pétrole.
Il peut aussi augmenter substantiellement le salaire minimum et les transferts aux personnes en situation de pauvreté. Bref, préférons des politiques qui aident vraiment les personnes touchées par la hausse du coût de la vie plutôt que de nous rabattre uniquement sur le resserrement de l’accès au crédit.
*Ont aussi signé cette lettre : Simon Tremblay-Pepin (politologue et économiste, professeur à l’Université Saint-Paul), Minh Nguyen (socioéconomiste), Mario Seccareccia (professeur émérite à l’Université d’Ottawa), Eric Pineault (professeur à l’UQAM), Mario Jodoin (économiste), Normand Pépin (sociologue), Pierre Beaulne (économiste), François Bélanger (économiste, conseiller syndical au Service de recherche et de la condition féminine de la CSN), Pierre-Alexandre Caron (économiste au SFPQ), Lise Côté (économiste, conseillère au service de la recherche à la FTQ), Joëlle J. Leclaire (professeure Université SUNY Buffalo State), François Desrochers (analyste de politiques publiques à l’APTS), Ruth Rose-Lisée (professeure émérite à l’UQAM) et Marguerite Mendell (professeure émérite à l’Université Concordia).