Les stratégies de l’ignorance

«Les connaissances valides, même pénibles à entendre, ne devraient jamais s’effacer derrière les morales à géométrie variable», écrit l'auteur.
Illustration: Argument «Les connaissances valides, même pénibles à entendre, ne devraient jamais s’effacer derrière les morales à géométrie variable», écrit l'auteur.

Il est devenu courant d’entendre dire que toute décision sur une question de quelque importance devrait se fonder sur « des données probantes ». Cette idée, constamment répétée depuis quelques années comme un mantra ou une incantation, tient pour acquis que la connaissance vaut toujours mieux que l’ignorance, même quand elle remet en cause les croyances les plus socialement ancrées. Or, loin de toujours encourager la production de connaissances, de nombreuses organisations et acteurs sociaux travaillent activement à bloquer la production ou la circulation de connaissances qui risquent de remettre en question leurs convictions ou leur légitimité sociale.

Il existe plusieurs manœuvres destinées à maintenir cette ignorance : ne pas chercher, bloquer l’accès aux données, garder le silence, faire diversion, critiquer la « méthodologie », soupçonner les « motivations cachées » des chercheurs, mettre en doute leur crédibilité, ou encore invoquer « l’éthique ». C’est sur cette dernière stratégie que je me pencherai ici.

Au service de l’ignorance

Le contenu très vague et élastique du terme « éthique » permet en effet un usage stratégique de cette notion en matière de production de l’ignorance. Un exemple survenu au Québec est éclairant à cet égard. En février 2017, la journaliste Marie-Ève Tremblay a voulu « tester la tolérance des étudiants envers certains sujets sensibles », ainsi que l’a rapporté Actualités UQAM le 13 février 2017. Pour ce faire, la journaliste a imprimé « deux affiches au ton caricatural et les a placardées sur les babillards de l’université ». Les deux affiches « contenaient des propos non nuancés susceptibles de heurter certaines sensibilités » de façon à « vérifier l’état de la liberté d’expression à l’université ».

Des Idées en revues

Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue Argument, printemps-été 2022, volume 24, no 2.

Une affiche « abordait des thèmes propres à la droite identitaire et au nationalisme », alors que l’autre faisait plutôt la promotion d’idées d’extrême gauche et « appelait à la compréhension à l’égard d’actes de vandalisme anti-gentrification commis dans des commerces des quartiers Hochelaga-Maisonneuve et Saint-Henri ». L’hypothèse de la journaliste était que les étudiants militants de l’UQAM étant surtout de gauche et d’extrême gauche, les affiches considérées comme de « droite » seraient rapidement attaquées — ce qui fut bien le cas —, alors que, comme prévu également, « les affiches portant sur le vandalisme anti-gentrification » ne susciteraient « aucune réaction ».

Les choses auraient pu en rester là, mais c’était sans compter qu’une professeure de l’UQAM, Anik Meunier, du Département de Didactique, avait participé à cette « expérience » en commentant ce qui allait probablement arriver. Très remontés d’avoir ainsi été en quelque sorte piégés par le petit stratagème de la journaliste de Radio-Canada, certains militants, plutôt fins stratèges, ont alors eu l’idée de génie de se dire que la professeure étant intervenue dans le reportage avait ainsi participé à une « expérience » et aurait donc dû, selon les normes éthiques en vigueur dans les universités, avoir d’abord obtenu de l’UQAM un certificat confirmant la légitimité de cette « recherche » !

On peut penser qu’une personne ayant une bonne connaissance de ces procédures tatillonnes qui tiennent en un document d’environ 200 pages aurait ri d’une telle exigence étudiante et aurait rappelé la définition stricte de « projet de recherche ». Mais ce serait oublier que les responsables de ces comités institutionnels d’éthique n’ont pas tous nécessairement les connaissances appropriées et surtout le jugement nécessaire pour éviter les usages stratégiques de « l’éthique ».

Et donc il est arrivé que cette plainte a été prise au sérieux par le responsable du Comité et que la professeure a été convoquée pour expliquer pourquoi elle n’avait pas fait cette démarche essentielle à toute recherche véritablement « éthique ». Il a fallu alors expliquer à ce personnage qu’il n’avait pas lu attentivement la fameuse politique sur l’éthique de la recherche et qu’il n’était en fait que l’idiot utile — comme disait Lénine ! — de quelques militants qui voulaient faire payer à une professeure le fait qu’ils avaient été piégés et avaient ainsi clairement démontré leur peu de respect pour les idées qui leur déplaisaient.

Comme je l’ai dit, l’éthique n’est évidemment pas seule en cause, et les stratégies visant à empêcher de produire, ou à effacer de l’espace social, des savoirs jugés par certains groupes comme étant encombrants ou déstabilisant pour leurs convictions idéologiques ou autres sont nombreuses et peuvent toucher tous les domaines du savoir. Même l’art n’y échappe pas : on se souviendra du cas aberrant de Facebook ayant « effacé » la célèbre peinture de Courbet, L’origine du monde, sous prétexte qu’elle était « indécente ».

Face à ces offensives souvent sournoises, mais parfois aussi pétries de bonnes intentions morales, il est peut-être utile d’apprendre à les décoder pour ce qu’elles sont, à savoir des obstacles posés à la production de savoirs. Les connaissances valides, même pénibles à entendre, ne devraient jamais s’effacer derrière les morales à géométrie variable et les intérêts particuliers et autoproclamés des divers groupes sociaux qui veulent imposer leur vision du monde, même au prix de mensonges et de restrictions mentales.

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