L'urgence d'une politique de la population pour le Québec

De 1988 à 1997, le gouvernement du Québec, voulant relancer une natalité jugée défaillante, a versé des primes à la naissance, communément appelées «bébé-boni». Durant les trois premières années, la prime était fixée à 500 $ pour le premier et le second enfant d'une famille, à 3000 $ pour tout enfant additionnel. En 1992, celle du second enfant fut haussée à 1000 $, contre 8000 $ pour le troisième enfant et les suivants.

En 1997, les experts ont unanimement formulé l'opinion que les bébés-bonis étaient devenus une mesure inefficace pour inciter à la natalité. Cherchant d'autres moyens d'atteindre cet objectif, les responsables politiques ont mis fin à ce programme et canalisé l'argent de la politique familiale vers les garderies à 5 $.

Depuis lors, un débat entre experts a cours pour savoir si oui ou non les bébés-bonis eurent un impact sur la natalité. En janvier dernier, Kevin Milligan, de l'université de Colombie-Britannique, publiait une étude démontrant qu'ils s'étaient traduits par un impact net de 93 000 naissances. Daniel Parent, de l'université McGill, s'est empressé de rétorquer que «l'effet de la politique gouvernementale sur la taille de la famille semble s'être avéré à peu près nul» (La Presse du 27 mars).

Une politique de la population, incluant ou non une politique familiale, incluant elle-même, ou non, une politique de la natalité, c'est dans la vie de toute société quelque chose de très important. Surtout quand le bruit se répand qu'une société est menacée dans sa survie par ce qui semble être un essoufflement de son élan vital. Avec une fécondité de 1,4 enfant par femme, quand le maintien de la taille d'une population exige 2,1 enfants, il semble, effectivement, que les jours des Québécois soient aujourd'hui comptés.

Puisque ce sujet est très important, il faut chercher à en savoir plus. Le débat entre experts n'étant pas concluant, la seule option qui reste est de mettre la main à la pâte, ce qui signifie, dans ce cas, se procurer les données de base sur le site Internet de l'Institut de la statistique du Québec, puis passer quelques heures à triturer le logiciel Excel. Je présenterai à partir d'ici les résultats de ce modeste travail.

Dans les premières années, les bébés-bonis ont littéralement propulsé les naissances. En effet, la hausse fut de 15 % si l'on considère l'ensemble des naissances (84 600 en 1987, 97 500 en 1991), de 48 % chez les troisièmes naissances ou plus (12 200 en 1987, 18 000 en 1992). Mais à partir de 1991 dans le premier cas, de 1992 dans le second, les courbes sont reparties à la baisse. Ce que voyant, le gouvernement du Québec a haussé les primes. Rien n'y fit: les courbes ne se sont pas redressées. Après plusieurs années de nouvelles chutes, tous ont fini par conclure que les bébés-bonis n'étaient plus d'aucune utilité, ce qui a conduit à leur abandon. Voilà donc pour l'analyse superficielle qui fut faite des bébés-bonis.

Tentons maintenant de nous montrer plus perspicaces. Les bébés-bonis ont permis qu'il y ait plus de naissances en 1996 (85 130) qu'il n'y en avait eu en 1987 (84 600). Suivant l'estimation la plus prudente, ils auraient donc retardé de 10 années le déclin des naissances au Québec. Ce qui constitue déjà un résultat remarquable.

Faisons un pas de plus. Il ne faut pas faire l'erreur de ne comparer l'année 1996 qu'aux années antérieures, mais encore à ce que cette même année 1996 aurait été, en matière de natalité au Québec, en l'absence des bébés-bonis. Suivant la situation de référence que j'ai retenue, l'écart, en 1996, fut de 10 144 naissances. En 1991, au plus fort du succès du programme, il avait été de 17 240 naissances. C'est-à-dire qu'au moment où l'on s'apprêtait à l'abolir, le programme conservait encore 60 % de son efficacité maximale avérée. S'il fallait mettre fin à tous les programmes gouvernementaux ayant une efficacité voisine de 60 % de leur maximum historique, c'est le gouvernement qu'il faudrait fermer!

L'impact du programme des bébés-bonis s'évalue par généralisation du procédé qui vient d'être utilisé pour l'année 1996. Si l'on fait la somme, pour toutes les années de la période 1988-2000, de la différence entre la donnée réelle et la donnée de référence, on obtient un total de 126 608 naissances supplémentaires imputables aux bébés-bonis. Puisqu'il y en eut 1 129 591 au Québec entre 1988 et 2000, on peut dire qu'un enfant sur neuf présentement rencontré au Québec, chez les 14 ans et moins, est le fruit des bébés-bonis. Si on se limite à la période 1988-1996, durant laquelle le programme proprement dit fut appliqué, période correspondant aux enfants aujourd'hui âgés de 6 à 14 ans, ce fut un sur sept. Pour se faire une idée de l'impact des bébés-bonis, il suffit de répondre à cette question: peut-on imaginer ce que seraient aujourd'hui nos écoles primaires avec un enfant sur sept en moins?

Mon évaluation de l'impact des bébés-bonis est significativement plus élevée que celle de Kevin Milligan, à 126 608 naissances supplémentaires plutôt que 93 000. La différence tient au modèle de référence retenu. J'ai fait l'hypothèse que, sans bébés-bonis, la natalité au Québec aurait simplement décru de manière régulière, entre 1987 et aujourd'hui. Milligan assume quant à lui qu'elle aurait épousé le profil canadien. Or on a remarqué, dans le reste du Canada, où aucune politique pro-nataliste ne fut mise en oeuvre, que la natalité a malgré tout légèrement augmenté en première moitié des années 1990. Mais pourquoi donc le profil de natalité des Québécois aurait-il dû copier celui des Ontariens ou des Albertains?

En Europe, un territoire beaucoup plus petit que le Canada, les profils de natalité des Français n'ont rien à voir avec ceux des Italiens, qui ne sont eux-mêmes en rien liés à ceux des Allemands. C'est pourquoi je considère mon hypothèse plus acceptable. Par ailleurs, j'assume qu'un écart de natalité a subsisté même après que les bébés-bonis aient été abolis, bien qu'il ait rapidement décliné, au point d'être aujourd'hui devenu imperceptible. À cet égard, chacun sait qu'après son abandon, toute politique continue un certain temps de produire un effet. En l'occurrence, la revalorisation de la maternité, dans le sens culturel du terme, des valeurs sociales communément partagées si l'on préfère, apportée par les bébés-bonis, ne s'est pas volatilisée instantanément quand il fut mis fin à ce programme.

D'après mes calculs, les bébés-bonis ont coûté 1254 millions de dollars au gouvernement du Québec (versements aux parents, sans les coûts administratifs). Si l'on divise ce chiffre par 126 608 naissances, on obtient un coût moyen de 9906 $ par enfant. Était-ce trop cher? Osons une comparaison. La croissance nette du parc automobile du Québec avoisine 50 000 unités par année. À 30 000 $ de prix moyen par véhicule, notre surinvestissement annuel dans l'automobile atteint donc 1500 millions de dollars...

Mais que s'est-il donc passé, au début des années 1990, pour que les bébés-bonis perdent subitement de leur efficacité? Selon toute probabilité, la réponse à cette question réside dans l'analyse des cycles économiques.

L'année 1991 fut marquée par le déclenchement de la dernière crise économique. Au plus creux de la vague, en 1995, le chômage s'élevait à 12,7 % au Québec. Au même moment, 11,5 % de la population y voyait sa survie dépendre des programmes de sécurité du revenu (bien-être social). Avec un quart de la population en voie de garage, les trois autres quarts ébranlés dans leur confiance en l'avenir, comment les bébés-bonis auraient-ils pu conserver la même efficacité qu'au début?

Considérons maintenant l'inverse, c'est-à-dire le lien entre natalité et prospérité économique. Il appert que les Québécois ne font pas forcément plus d'enfants parce que l'économie et l'emploi vont mieux. En effet, ni la reprise économique de la période 1984-1987 ni celle, plus récente, de la période 1996-2001 ne se sont traduites par un relèvement de la natalité. Quand l'économie et l'emploi vont mieux, les Québécois consomment simplement plus: on change d'automobile ou on s'en procure enfin une, on s'achète une maison plus cossue et de nouveaux meubles, on va plus souvent au restaurant ou au cinéma, on prend ses vacances à l'étranger plutôt qu'au Québec, et ainsi de suite. Si l'on souhaite que tout l'argent supplémentaire ne se perde pas en surconsommation, il faut diffuser un message différent dans la société. C'est précisément ce type de message que les bébés-bonis ont diffusé dans la société québécoise, à partir de 1988. Le message n'était guère appuyé, sous l'angle financier, puisqu'on offrait à peine 500 $ pour les premières et secondes naissances. Il n'empêche que les Québécois y furent extraordinairement sensibles. Ce qui permet de conclure que l'abandon du message véhiculé par les bébés-bonis, au moment même où la reprise économique se confirmait enfin, en 1996, fut une erreur impardonnable. Car depuis cinq années fermes de prospérité retrouvée, le seul message qu'aient reçu les Québécois en provenance de leur gouvernement fut: consommez en ne vous souciant réellement que de votre santé.

Quant à l'effort d'assainissement des finances publiques, c'est à partir de 1993 qu'il s'est fait sentir, au fédéral, ce qui, considéré de l'oeil de la population, a singulièrement aggravé les effets de la crise économique. Au provincial, le thème ne devint une priorité qu'en 1996, après le référendum. C'est à ce moment précis que l'on convint que les bébés-bonis n'avaient plus de raison d'être. Simple hasard?

Maintenant que la question des bébés-bonis est à mon sens élucidée, je me permettrai un commentaire à portée plus générale.

L'immigration à hauteur de

37 000 personnes par année, comme c'était le cas en 2001, constitue une réponse adéquate à une trop faible natalité sous l'angle économique, mais pas sous celui du projet collectif d'une société se voulant «distincte». Réglons d'abord la question économique. General Motors se fout complètement de savoir si celui qui lui achète une auto au Québec a la peau blanche, brune, jaune ou noire, s'il s'exprime en français, en anglais, en espagnol ou dans toute autre langue. Tant qu'il y aura une population suffisante dans cette partie de l'Amérique pour assurer un marché stable à ses produits, General Motors sera satisfaite. Sous l'angle du projet de société, c'est une autre paire de manches. Car sur moyenne et longue période, l'immigration, plutôt que la natalité, conduit à un remplacement de population et, par le fait même, à un transfert des droits et privilèges attachés à la propriété du territoire. Les Québécois «de souche», ne souhaitant plus se reproduire, ont entrepris de céder leur territoire à qui veut bien le prendre. S'agissant d'un territoire extraordinaire, les repreneurs se bousculent aux portes.

Au plus tard en 2010, s'ils ne retrouvent pas d'urgence leur élan vital, les «de souche» seront devenus minoritaires sur l'île de Montréal. Entre 2025 et 2030, c'est dans la région de Montréal qu'ils seront minoritaires. Quelque part entre 2040 et 2050, enfin, ils deviendront minoritaires au Québec.

Qu'on ne se fasse surtout pas d'illusions. Les règles de la démocratie étant ce qu'elles sont, ce serait bel et bien la fin de cette expérience historique singulière que fut la construction d'une vision française de l'Amérique. Ce que n'ont pu atteindre ni la Conquête de 1759, ni l'Acte d'union de 1841, à savoir que nous nous effacions en tant que peuple, nous sommes nous-mêmes en bonne voie de le réaliser, tout simplement par essoufflement de l'extraordinaire élan vital qui nous avait pourtant animés depuis maintenant plus de 20 générations.

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