La persistance des Le Pen

La candidate à la présidence du parti d'extrême droite français, le Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, s'adresse à la presse lors de la visite d'une exploitation céréalière.
Photo: Emmanuel Dunand Agence France-Presse La candidate à la présidence du parti d'extrême droite français, le Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, s'adresse à la presse lors de la visite d'une exploitation céréalière.

Ce n’est pas la première fois qu’un concurrent — Éric Zemmour aujourd’hui, Bruno Mégret hier — se casse les dents en voulant s’emparer du fonds de commerce idéologique de la famille Le Pen. Si l’organisation politique traverse souvent des passes difficiles sur le plan électoral et financier, les idées lepéniennes continuent d’être attrayantes auprès d’une partie des électeurs français. Au-delà des spécificités françaises expliquant cette persistance, quelques dimensions fondamentales retiennent l’attention de ceux qui observent les évolutions des droites radicales occidentales.

D’abord, la stratégie de stigmatisation qui consiste à dénoncer les frontistes et les marinistes comme un repaire de néofascistes ne fonctionne plus vraiment. Cette stratégie du barrage a empêché jusqu’ici les Le Pen d’atteindre le pouvoir, mais elle contribue, paradoxalement, à faire de ce mouvement « le centre de gravité » de la politique française, selon les termes de Marine Le Pen (Le Monde, 12 juillet 2013). Au-delà de la vantardise, cette déclaration visait plutôt juste. La droite traditionnelle en sait d’ailleurs quelque chose, elle qui se retrouve maintenant atomisée comme la gauche. La dénonciation finit en quelque sorte par renforcer la détermination d’une partie des électeurs.

Il faut aussi s’attarder à la « dédiabolisation » du mouvement mariniste qui intrigue les observateurs, car il s’agit d’un processus complexe et, surtout, aux racines anciennes. On parle beaucoup, à juste titre, des correctifs importants apportés par Marine Le Pen depuis 2017. Pour la présidentielle de 2022, elle a poursuivi l’entreprise d’adoucissement politique en abandonnant l’idée de sortir de l’euro. Mais l’idée d’apporter des changements au logiciel idéologique est plus ancienne. Par exemple, Le Monde du 15 décembre 2006 titrait déjà en une que le « nouveau style de [Jean-Marie] Le Pen » recueillait le quart d’appuis des Français.

À ce moment, c’est Marine Le Pen, alors vice-présidente du Front national, qui cherchait à convaincre son père d’adopter une nouvelle image et de mettre en sourdine le thème de la préférence nationale, qui faisait moins recette que celui de la défense des valeurs traditionnelles. En regardant le phénomène Le Pen sur plusieurs décennies, on constate d’ailleurs l’ampleur des mutations.

Nouvelle dominance

 

Ainsi, dans les années 1980, Jean-Marie Le Pen proposait une approche néolibérale ancrée dans l’air du temps lorsqu’il dénonçait, dans Les Français d’abord (1984), le « piège mortel de l’État providence ». Au fil des présidentielles, cette dimension anti-étatique a été reléguée au second rang au profit d’une approche axée sur des mesures de protection sociale et le nationalisme économique. Certes, le programme actuel continue d’insister sur la préservation des fonctions régaliennes de l’État. Cependant, une étude récente menée par le spécialiste Gilles Ivaldi (CEVIPOF, 25 mars 2022) montre que le « social-populisme de crise » qui propose des mesures de redistribution domine maintenant dans le programme économique de la candidate du Rassemblement national. Voilà qui permet d’offrir une voix à ceux craignant le déclassement social et l’érosion du pouvoir d’achat.

En même temps, les changements s’accompagnent de continuités idéologiques. Ainsi, dans son discours de dimanche dernier, Marine Le Pen a insisté sur « l’idée millénaire de nation et de peuple ». Or, voilà qui correspond à la conception nationaliste de la droite radicale française, notamment des intégristes catholiques — dont pourtant elle n’est guère proche —, pour qui la nation française s’inscrit dans l’histoire longue, soit bien avant la France des Lumières et 1789.

De même, la politique d’immigration reste toujours vue sous un prisme négatif. Par exemple, dans le programme actuel, on dénonce la « submersion » de la population française, une expression là aussi employée dans le passé par Jean-Marie Le Pen (Le Monde, 22 janvier 2007). Mieux vaut parler de « submersion », un terme moins répulsif que l’expression de « grand remplacement » qui est connotée pur jus d’extrême droite. Marine Le Pen a ainsi laissé à Éric Zemmour le vocabulaire associé au radicalisme de droite.

Cette mixture du changement et de la continuité permet de comprendre que les résultats électoraux de Marine Le Pen ne relèvent ni du hasard ni de la fatalité. Ils constituent l’aboutissement d’un travail de fond entamé depuis longtemps, qui s’est accéléré après la défaite au deuxième tour de la présidentielle de 2017. On ferait donc bien de ne pas sous-estimer la capacité d’adaptation de la droite extrême.

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