Pâques, lueur dans les décombres

La guerre fait rage. Le sang coule. Le malheur, la souffrance, la mort s’abattent sur l’innocent et le dévorent vivant. Pleurs, cris, bombes, mitrailles. Amas de ruines. Désolation. C’est le pouvoir outrancier des forts. Leurs droits acquis, arrogés de tout temps de faire plier les corps, d’humilier, d’opprimer, de triturer la vie pour en extraire leur puissance, leur richesse, la matière de leur gloire. Telle est la justice répugnante du monde. Celle des forts. Et pendant ce temps, un pas de côté, les rivaux calculent leur chance, ou attendent leur tour pour entrer dans la danse macabre et recueillir leur dû.
Les bien-pensants, quant à eux, se lavent les mains dans le sang des victimes : parfois en couvrant les cris d’applaudissements, en saluant, la larme à l’œil, le courage des condamnés à mort, ou par un simple haussement d’épaules : « Après tout, n’est-ce pas là leur destin ? »
Le spectacle sinistre de l’Ukraine nous afflige. Pourtant, le même a cours au Yémen, en Palestine, au Soudan, en Birmanie, dans tant d’autres pays. Serait-ce parce que cette fois nous sommes au premier rang, et que le visage des morts, et des hommes, femmes et enfants qui les pleurent, nous semble tout proche, et nous ressemble ? Qu’importe si l’émoi a la vertu d’élargir le cœur.
Le philosophe Jan Patocka disait de notre époque, avec cette lucidité qui est « la blessure la plus rapprochée du soleil » (René Char), que la paix y est devenue « partie intégrante de la guerre » ; une paix de cimetière odieuse, avec ses déclinaisons courantes : le pouvoir de l’argent, la spéculation boursière de la faim, le pillage nauséeux de la Terre… le confort et l’indifférence.
Il coûte de sentir le gouffre sous nos pieds, le malheur sans fond des multitudes sacrifiées sur l’autel de l’ordre des repus. De tourner son regard sur les affalés au bord de la route, les épuisés de tant crier en vain, les désespérés des tunnels sans fin, et sur la Terre, notre mère, qui gémit. Outre notre propension à esquiver la question humaine, tout un arsenal médiatique sophistiqué nous en préserve d’ailleurs, en nous gorgeant de mots analgésiques, comme démocratie, liberté, prospérité, pour masquer l’odeur des charniers si lointains si proches ; surtout ne pas ressentir la honte et le malheur. Les pas des bottes sur notre âme.
Et Pâques dans ce décor
Trésor d’humanité comme il en est tant d’enfouis dans le passé, les religions, les mythes, la poésie et l’art, Pâques — chant inouï dans la nuit du monde — se présente aujourd’hui comme une eau vivifiante et un feu purifiant à qui veut poser et maintenir son regard effaré sur le réel, et assumer la douleur et le désarroi devant l’horizon sombre de notre temps.
Dieu est mort, rappelle Pâques, et avec lui sa toute-puissance à l’image des puissants et des idoles qui trônent et qui soumettent — aux antipodes de la fragilité de la vie et des êtres. Il fait désormais un avec le cri de la Terre, de la création mutilée et de la cohorte infinie de ses damnés, partageant leur sort implacable. Ne le cherchez pas ailleurs que parmi les moins que rien, les dépossédés de la terre, les multitudes broyées par la violence, la guerre, la misère, le malheur et la roue sanglante de l’Histoire telle qu’écrite par les vainqueurs — toutes ces « choses » jetables et monnayables dont disposent à leur guise les maîtres. Objets, au mieux, de charité et d’aumône. Une vieille tradition juive parle d’un messie souffrant, mendiant galeux assis à la porte de la ville — et du cœur. Il attend que ceux et celles qui l’espèrent luttent pour la justice et la paix, agissent avec compassion et tendresse.
Un tel Dieu impuissant est inutile, diront certains, comme d’autres se rient d’un Dieu mort. On pourrait en dire autant de la beauté et, pourtant, elle est si précieuse et saisissante. C’est un poids infime dans l’existence, mais à même de la faire basculer dans l’attention au monde et à autrui — à ce gisant sur le bord du chemin, de la parabole évangélique du bon Samaritain (Luc 10, 25-37), celui dont se détournent outrageusement les hommes de Dieu et du pouvoir, leur Dieu et leur pouvoir les rendant aveugles et sourds à la souffrance.
Mais quiconque accueille au contraire sa propre vulnérabilité, qui affleure en lui, en elle — blessure qui relie à l’univers entier et à Dieu, dirait Simone Weil —, peut ressentir, comme avec le bout d’un bâton d’aveugle, pour reprendre son image, l’insaisissable qui donne sens. Et l’obligation morale, politique et métaphysique, inconditionnelle, dirait encore Simone Weil, de pourvoir aux besoins vitaux de l’âme comme du corps.
La fête de Pâques, en tout cas, y convie, qui s’adresse à la source de vie enfouie en chacun de nous, athées et croyants. Elle résonne comme des chaînes qui se brisent. Comme un jaillissement d’eau vive qui dépouille et dénude. Anime la communauté anonyme des éprouvés, des fragilisés, des ébranlés, qui savent ce qu’il en coûte de vivre, le prix de la grâce. Et pousse à mettre la hache aux croix dressées sur les Golgotha du monde, pour que jamais plus… Y consentirons-nous ?
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