Le jeu compulsif, un problème mondial

Personne ne s'entend vraiment sur la définition du joueur compulsif. C'est ce qui explique que personne ne s'entende non plus sur leur nombre. Selon un sondage réalisé par la firme Léger Marketing en septembre 2001 à l'occasion du Forum sur le jeu pathologique, 5 % des Québécois se considèrent eux-mêmes joueurs pathologiques. Selon Loto-Québec toutefois, il ne s'agirait que de 2,1 % de la population et les 2,4 % restants seraient constitués de gens qui ne sont pas encore joueurs pathologiques, mais qui craignent de le devenir.

Ce qui semble sûr par contre, c'est que, comme dans bien d'autres endroits dans le monde, leur nombre est en dangereuse progression depuis quelques années. Chez nous, cette progression se fait sentir plus précisément depuis 1993 avec l'installation de machines «vidéopoker» dans toute la province. Pour toute l'Amérique du Nord, le nombre moyen de joueurs compulsifs avancé par la Medical School de l'Université Harvard serait actuellement de 1,29 %. À ce titre, nous serions donc au Québec de 81 % au-dessus de cette moyenne. Et, chez les jeunes du Québec, on parle même de 4,7 % pour 2001! Un jeune sur 20 serait aujourd'hui joueur compulsif chez nous! Et, à ces tristes statistiques, il ne faudrait pas non plus oublier d'ajouter de 10 % à 15 % de gens qui, chez nous, ont tendance à parier bien au-delà de leurs moyens financiers.

Mais, consolons-nous: il y a pire que chez nous! Ainsi, dans certains autres endroits du monde, comme en Australie par exemple, le jeu compulsif est un fléau national majeur, car il a pris l'aspect d'une véritable épidémie. Les experts en ce domaine considèrent toutefois que la tendance que l'on retrouve en Australie est de mauvais augure puisqu'elle risque de se répandre rapidement dans le monde si les gouvernements locaux ne réagissent pas assez vite. Car aujourd'hui, presque partout dans le monde, le jeu a été légalisé. Or, bien que les gouvernements y voient pour l'instant une occasion en or pour garnir leurs coffres sans devoir faire appel à des hausses d'impôts, (une mesure toujours impopulaire auprès de l'électorat), il est cependant à prévoir que, tout comme dans le cas de la cigarette, ces mêmes gouvernements, devant la déchéance sociale qu'entraînera inéluctablement le jeu dans les prochaines années, se verront contraints par des citoyens frustrés d'en limiter progressivement l'accès, voire, à terme, de l'interdire carrément. C'est ainsi que l'on peut comprendre le sens du recours collectif intenté chez nous par d'ex-joueurs compulsifs ruinés.

Mais qu'en est-il, demanderont plusieurs, du joueur compulsif lui-même? Pourquoi l'État devrait-il payer pour quelqu'un qui n'a pas su contenir intelligemment sa passion du jeu? Dans un système libéral comme le nôtre, chacun n'est-il pas responsable de ses gestes? Alors, pourquoi l'État devrait-il payer pour ce qui apparaît comme étant une défaillance individuelle?

À toutes ces questions, il n'y a pas de réponses faciles. Mais, pour y voir plus clair, faisons le portrait type du joueur compulsif: disons d'abord qu'avant de consulter, il va tout jouer! De sa montre à sa voiture, de ses REER jusqu'à sa maison tout en perdant habituellement sa famille et son emploi dans sa folie. Car c'est malheureusement de folie qu'il s'agit ici. Selon les dernières statistiques en ce domaine, le joueur compulsif qui se décide enfin à demander de l'aide extérieure a déjà perdu entre 75 000 $ et 150 000 $ au jeu. Plus de 28 % de ces joueurs ont d'ailleurs déjà déclaré faillite avant de le faire. Deux joueurs sur trois auront déjà commis des crimes en vue de rembourser leurs dettes ou pour jouer encore plusÉ

Aussi, n'est-il pas surprenant d'apprendre que les centres d'hébergements pour sans-abri et les prisons regorgent d'ex-joueurs. À la Maison du Père, par exemple, sur les 960 nouveaux sans-abri reçus en l'an 2000, pas moins de 175 étaient des victimes directes du jeu. Parmi celles-ci, 90 % auraient eu des pensées suicidaires. Alors que nous ne parlions que de six suicides reliés au jeu en 1997, en l'an 2000, 31 personnes se sont donné la mort à cause du jeu selon les données compilées par François Houle du Bureau du coroner du Québec. À Boisbriand, un homme s'est pendu après avoir joué et perdu 70 000 $ de REER. Depuis trois ans, c'est 73 personnes qui se sont enlevé la vie au Québec à la suite de problèmes de jeu.

Mais comment, se demande-t-on encore davantage, quelqu'un peut-il en arriver là. Comment, par exemple, quelqu'un d'intelligent (beaucoup parmi les joueurs compulsifs sont des professionnels ou des cadres moyens et supérieurs) peut-il être à ce point hypnotisé par le jeu qu'il en vient à flatter sa machine et à lui parler, à porter des couches lorsqu'il va au casino afin d'espacer ses visites aux toilettes et à croire qu'il demeure encore, malgré tout ce qu'il a déjà perdu, maître du hasard?

Le jeu est considéré comme une maladie mentale depuis 1958. C'est le psychiatre Edmund Bergler qui, le premier, dans son livre The psychology of Gambling (International Universities Press), va définir le joueur compulsif comme un névrosé qui possède le désir inconscient de perdre et cela, bien qu'il considère consciemment que le gros lot lui revient. Sans entrer dans les détails complexes de cette approche, disons qu'à partir de Bergler et un peu plus tard en 1987, grâce aux travaux d'un autre psychiatre de calibre international du nom de Rosenthal, le jeu pathologique sera étudié comme une forme spécifique de maladie mentale.

Carencé affectivement par sa mère dans la prime enfance, dira Bergler, le joueur compulsif mène un combat pour contraindre le hasard à se montrer particulièrement bienveillant à son égard. Inconsciemment, il sait cependant qu'il va tout perdre, exactement de la même manière que, lorsque devant sa mère, il fut toujours perdant. Dans ce combat absurde contre son destin, le joueur entre alors, explique Bergler, dans un état d'hyperactivité maladive. Possédé par le jeu, il jouera sans cesse et cela, à toutes les heures du jour et de la nuit.

Ce qui le motive ainsi, c'est la participation à un enjeu psychologique, un enjeu qui dépasse de beaucoup le simple enjeu matériel du montant à gagner, montant que, de toute façon, notons-le, le joueur compulsif ne gardera jamais. En effet, s'il a l'heureux privilège de remporter un montant, ce sera pour lui une gratification personnelle si grande qu'il considérera cela comme un signe du ciel voulant qu'il est sur le point d'être enfin reconnu à sa juste valeur. Mais, aussitôt, s'empressera-t-il de rejouer la somme gagnée, et ce, indéfiniment, c'est-à-dire jusqu'à ce que les lois de probabilité le rejoignent et le jettent dans la dèche. En réaffirmant par le jeu le rapport d'éternel perdant qu'il avait avec sa mère, il actualisera son destin: celui de l'être éternellement mal-aimé.

Les principales caractéristiques du joueur compulsif sont les suivantes: il aura tendance à cacher ses billets de loterie à la famille ou aux amis. Il augmentera progressivement les sommes qu'il mise afin de maintenir un état d'excitation suffisant. Il mentira à son entourage pour dissimuler l'ampleur réelle de ses habitudes de jeu ou de ses pertes, et, dès qu'il sera empêché de jouer, il deviendra irritable et agité. Il préférera s'isoler pour jouer. Il aura tendance à jouer de plus en plus fréquemment en planifiant et en réfléchissant sans cesse à de nouvelles tactiques de jeu. Finalement, disons qu'il est beaucoup plus souvent un homme qu'une femme (environ 65 % d'hommes pour 35 % de femmes).

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