Une guerre d’enlisement et d’extermination

Le bombardement de la gare de Kramatorsk, où se pressaient des centaines de civils ukrainiens pour fuir les forces russes, a fait au moins 52 victimes.
Photo: Fadel Senna Agence France-Presse Le bombardement de la gare de Kramatorsk, où se pressaient des centaines de civils ukrainiens pour fuir les forces russes, a fait au moins 52 victimes.

Après la guerre hybride pratiquée entre 2014 et février 2022, en Crimée et dans le Donbass, la Russie privilégie, depuis le 24 février 2022, la poursuite d’une guerre conventionnelle frontale en Ukraine. Pourquoi ? Le changement de type de guerre correspond au changement des buts de guerre, stratégiquement parlant. Cette fois, la Russie ne se satisfait plus de prendre un autre morceau du territoire ukrainien, mais elle souhaite occuper et dominer le pays entier. C’est la volonté affichée d’éliminer, à la fois, le gouvernement ukrainien et le président, Volodymyr Zelensky, qui explique l’attaque massive et tous azimuts de l’armée russe.

Après six semaines de combats acharnés, il appert cependant que la conquête de l’ensemble du territoire ukrainien est toujours hors de la portée de l’armée russe. Incapables d’infliger des pertes décisives à l’armée ukrainienne, les militaires russes bombardent massivement et de manière indiscriminée les villes, ce qui provoque un exode des civils, une situation inédite en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale. La guerre contre l’Ukraine a forcé 4,3 millions d’Ukrainiens à fuir leur pays et obligé 6 millions d’autres à devenir des réfugiés internes.

En prenant les civils pour cible, l’armée russe viole le jus in bello (le droit de la guerre). De fait, la violence contre les populations civiles et les villes en Ukraine a alerté les institutions de l’ONU, en particulier l’Assemblée générale et la Cour pénale internationale (CPI). À l’Assemblée générale de l’ONU, le mois dernier, 141 États membres ont condamné l’agression russe contre l’Ukraine. Le 7 avril, la même Assemblée générale de l’ONU, comprenant cette fois l’ensemble des 193 pays membres, a suspendu la Russie de son siège au Conseil des droits de l’homme des Nations unies.

La CPI, pour sa part, a ouvert une enquête le 2 mars dernier visant les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité susceptibles d’avoir été commis en Ukraine depuis 2013.

Une guerre de siège

 

À un niveau plus stratégique, l’élément surprise qui s’avère être un facteur déterminant dans le présent conflit est la surprenante capacité de résistance militaro-civile des Ukrainiens face à l’invasion russe. L’armée ukrainienne, en lançant des contre-offensives sur plusieurs fronts, a obligé l’occupant russe à changer la forme de guerre privilégiée de même que ses objectifs stratégiques. Après six semaines de combats, les pertes de l’armée russe sont évaluées entre 10 000 et 12 000 soldats. Celles-ci sont supérieures aux pertes de l’armée soviétique en Afghanistan pendant dix ans (1979-1989).

La guerre-éclair pratiquée par l’armée russe au début du conflit s’est également transformée après six semaines de combats en guerre de siège avec son lot de souffrances pour les civils assiégés dans les grandes villes. Cette forme de guerre fut déjà entreprise dans le passé par l’armée russe en Tchétchénie (le siège de la capitale, Grozny) et en Syrie (le siège d’Alep). La Serbie, un allié russe dans les Balkans a, elle aussi, pratiqué la guerre de siège contre la Bosnie et la Croatie durant la désintégration de la Yougoslavie (1991-1995). Le siège de Kharkiv présente des similitudes avec celui de Sarajevo en Bosnie et le siège de Marioupol avec celui de Vukovar en Croatie.

Il est à espérer que les criminels de guerre qui bombardent actuellement les villes ukrainiennes et les corridors humanitaires finiront devant la justice internationale.

La guerre de siège en cours en Ukraine est, à proprement parler, une guerre d’enlisement et d’extermination. Encore une fois, l’exemple yougoslave est révélateur dans le contexte qui nous occupe. D’une part, en ex-Yougoslavie la guerre a duré de 1991 à 2000. D’autre part, les récents massacres intervenus à Boutcha, près de Kiev, lors du repli des forces russes, sont les preuves les plus morbides de la volonté exterminatrice du régime poutinien.

Malheureusement, au massacre de Boutcha s’ajoute désormais une autre tuerie à la gare de Kramatorsk qui a fait au moins cinquante-deux morts, dont cinq enfants, le 8 avril. Ils évoquent, de manière flagrante, le nettoyage ethnique criminel de la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995).

Rapport de force

 

La France, l’Allemagne, l’Espagne, la Suède, l’Italie, le Danemark, la Grèce et la Norvège ont par ailleurs annoncé l’expulsion de dizaines de diplomates russes en réponse aux crimes de guerre présumés commis par l’armée russe en Ukraine. La réciproque devrait suivre sous peu du côté russe. Ce type de guerre laisse ainsi présager un conflit de longue durée.

Pour accélérer et trouver une solution diplomatique durable en Ukraine, il est donc indispensable d’aider l’armée ukrainienne. À l’heure actuelle, ce sont les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada qui se sont engagés le plus pour armer l’Ukraine. Il est temps que les membres de l’Union européenne en fassent davantage.

C’est uniquement le changement de rapport de force en sa défaveur sur le champ de bataille qui obligera la Russie à négocier de bonne foi afin que la paix revienne en Ukraine.

Le repositionnement des forces armées russes et leur concentration dans le sud-est de l’Ukraine laissent d’ailleurs présager une division éventuelle de l’État ukrainien en deux unités politiques distinctes : l’Ukraine de l’Est, contrôlée entièrement par la Russie, et l’Ukraine de l’Ouest, contrôlée par le gouvernement actuel et le président Zelensky. Ce scénario s’apparente à la division de la Corée à la fin de la guerre du même nom (1950-1953), en Corée du Sud et en Corée du Nord. Il faut que la communauté internationale se mobilise davantage pour empêcher ce scénario catastrophique pour la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité de l’Ukraine.

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