Notre imaginaire meurtrier de la Terre

«La tragédie réside dans l’ampleur des éléments, positifs, qui sont enchevêtrés dans notre rapport malsain à la nature. Les grandes luttes pour la justice sociale, matérielle et économique, depuis la révolution industrielle, ont par exemple largement été tributaires de la croissance économique», écrit l'auteur.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir «La tragédie réside dans l’ampleur des éléments, positifs, qui sont enchevêtrés dans notre rapport malsain à la nature. Les grandes luttes pour la justice sociale, matérielle et économique, depuis la révolution industrielle, ont par exemple largement été tributaires de la croissance économique», écrit l'auteur.

Dans les années 1830, aux balbutiements de l’âge industriel, l’aristocrate français Alexis de Tocqueville se rend en Amérique afin d’y étudier les mœurs et le système politique. Une question centrale l’anime : comment se fait-il, diantre, que la démocratie tienne en Amérique alors qu’elle ne cesse de périr en Europe ? Sa réponse a de quoi surprendre : grâce au « continent sans borne » et au sol « extraordinaire » américains. Car nul besoin, là-bas, de se battre pour des ressources limitées, nulle inégalité de propriété, comme dans la vieille Europe — la riche nature permet à « tous » d’accéder à la propriété et provoque l’apparition d’une véritable égalité des conditions.

Mais justement, lorsque Tocqueville se demande, cinq ans plus tard, « pourquoi les grandes révolutions deviendront rares », il peut répondre que c’est en raison du nombre « de ces petits propriétaires ardents et inquiets que l’égalité des conditions accroît sans cesse ». Amoureux de leurs biens, ces derniers refusent toute entreprise qui pourrait les mettre en péril. La complaisance individualiste s’installe, faisant craindre à Tocqueville que les citoyens modernes « ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l’intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu’ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser ».

Il y a ainsi bientôt deux siècles, Tocqueville cernait déjà les piliers de l’imaginaire social de la modernité. D’abord, un rapport « extracteur » à la nature, considérée comme une ressource, extérieure à nous, à exploiter sans fin. Ensuite, un individualisme narcissique et incapacitant reposant sur la petite propriété du grand nombre. Dans la foulée du dernier volet du rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), s’intéresser à ces deux piliers est absolument vital. Si les changements climatiques sont bien causés par l’homme, ils ne sont pas causés par n’importe quel homme, mais par l’homme moderne. S’y attaquer frontalement et sérieusement implique de s’attaquer de la même manière au type d’homme qui leur a donné naissance : à nous-mêmes. Malheureusement, aucun organisme ne souhaite avec enthousiasme détruire ce qu’il est.

L’épreuve climatique

Il nous faut voir, en ce sens, que le rapport que nous entretenons avec les bouleversements climatiques — compris dans le sens large de destruction systématique de la nature, et pas seulement dans le sens restreint du réchauffement climatique — ne s’apparente pas à une mauvaise habitude, par exemple celle de consommer à outrance des énergies fossiles (ce que laisse entendre, cela dit, le rapport du GIEC). Nous ne sommes pas des fumeurs qui pourraient éviter un cancer (les catastrophes climatiques) en cessant de fumer (en coupant les énergies fossiles).

Non, nous souffrons déjà d’un cancer aux multiples métastases (l’imaginaire social moderne dans son rapport à la nature) ; seulement, nous tentons de guérir la jambe (en se libérant des énergies fossiles) et le cœur (par de bonnes actions individuelles comme le recyclage ou les transports en commun) sans nous occuper du reste (la surconsommation, l’individualisme, le productivisme, l’idéologie de la croissance, etc.). Ainsi pourrions-nous ralentir la nécrose, la rendre plus confortable pour notre angoisse, mais elle n’en persisterait pas moins, insidieusement, sans que nous ne nous apercevions que ce qu’il nous faudrait véritablement, à ce stade, c’est un nouveau corps : un nouvel imaginaire social.

La tragédie réside dans l’ampleur des éléments, positifs, qui sont enchevêtrés dans notre rapport malsain à la nature. Les grandes luttes pour la justice sociale, matérielle et économique, depuis la révolution industrielle, ont par exemple largement été tributaires de la croissance économique. Selon le « pacte libéral », que diagnostique le philosophe français Pierre Charbonnier dans un ouvrage admirable de lucidité paru en 2020 (Abondance et liberté, Paris, La Découverte), c’était la « croissance intensive, puis extensive » qui était le « véhicule de l’émancipation politique en ouvrant l’horizon des possibles ».

En effet, et très clairement lors des Trente glorieuses, la croissance économique soutenue a permis de tirer de la pauvreté une proportion incroyable des habitants des pays occidentaux — au prix, toutefois, souvent, d’une exploitation inhumaine des terres et des corps étrangers. Grâce à celle-ci, nous avons pu réaliser les grandes avancées sociales qui, aujourd’hui, avec raison, nous rendent fiers, et atteindre ce niveau de vie si confortable que nous chérissons tous inconsciemment, autant critiques qu’apologistes. Mais si « la liberté des modernes est liée aux affordances de la terre [et] aux possibilités ouvertes par le “développement” […], elle est aujourd’hui suspendue à l’épreuve climatique ».

Aller à la racine

La bonne nouvelle ? Les imaginaires sociaux ne sont pas figés pour toute l’éternité ; si l’histoire nous apprend une chose, c’est bien la contingence des différentes formes de vie humaine. Nous sommes après tout passé de l’Antiquité au Moyen Âge, du Moyen Âge à la Modernité. La mauvaise ? Ces changements se réalisent généralement sur le temps long, de manière diffuse et souterraine. Heureusement, l’impératif de l’action se ressent de plus en plus fortement, et nous savons que les catastrophes, généralement, sont d’efficaces moteurs de changement.

Chose certaine, le changement, lui, devra être radical en allant aux sources de ce que nous sommes devenus : nos travaux, nos jours et nos pensées ne peuvent plus être rythmés par la consommation effrénée et la croissance à outrance de notre individualisme moderne. Surtout, nous ne pouvons plus nous complaire dans ce qu’on pourrait appeler le « syndrome Tesla » : promouvoir l’automobile électrique, tout en persistant à construire ces VUS qui ne servent toujours qu’à être goinfrés d’une quantité déraisonnable de matériel — ou n’agir que facilement sur l’arbre en négligeant la forêt.

Les imaginaires sociaux, comme la vie elle-même, cherchent à se perpétuer et à se reproduire. Ils ne peuvent être vaincus que par d’autres imaginaires, d’autres vocabulaires, d’autres manières de comprendre et d’organiser notre monde : d’autres utopies. De créer ces dernières, voilà bien la tâche qui incombe à nos artistes, à nos philosophes, à nos penseurs et à nos poètes. Voilà bien la tâche qui, plutôt, nous incombe à tous : penser un imaginaire social qui ne nous coûte pas la Terre.

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