Vers le Sommet de Johannesburg - Entre espoir et déception
La diversité biologique (ou diversité des formes de vie, appelée aussi biodiversité) de notre planète disparaît actuellement à un rythme alarmant de 1000 à 10 000 fois supérieur à son taux historique, au point que de nombreux scientifiques qualifient cette perte de "sixième extinction massive" de l'histoire de la planète. Certains experts évoquent un taux d'extinction relatif de deux pour mille espèces par année, comparativement à un taux historique absolu d'une seule espèce par année.
Selon le dernier rapport du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), près d'un quart des espèces de mammifères et 12 % des espèces d'oiseaux sont actuellement menacées d'extinction, et certains biologistes avertissent que 50 % de ces dernières auront disparu dans 50 ans. Un peu moins du tiers des stocks mondiaux de poissons sont en voie d'être épuisés et 50 % des fleuves de la planète souffrent de déficits hydriques ou de pollution. En outre, l'Initiative internationale sur les récifs coralliens estime qu'environ 10 % de ces récifs ont disparu à jamais et que près de 30 % pourraient connaître le même sort d'ici une trentaine d'années. Au total, selon l'Union mondiale pour la nature (UICN), ce sont 11 000 espèces vivantes qui pourraient disparaître dans les décennies à venir. L'une des principales causes de cette catastrophe écologique réside dans le déboisement et la dégradation des écosystèmes forestiers. Les forêts ne couvrent plus que la moitié de l'espace qu'elles occupaient il y a 8000 ans et cette moitié n'est elle-même composée que pour moitié de forêts pas ou peu perturbées par l'homme, forêts dites primaires. Selon les données de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), 1,42 million d'hectares de forêt primaire ont disparu chaque année entre 1990 et 2000, soit l'équivalent de deux fois la surface de l'Irlande.Convention remarquable
La prise de conscience de cette perte de la biodiversité par la communauté internationale a véritablement émergé dans les années 70. Dans le sillage du rapport de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement intitulé Notre avenir à tous (1987), et sous la double impulsion de l'UICN et du PNUE, les gouvernements, non sans difficulté, adoptèrent la Convention sur la diversité biologique (CDB) en mai 1992. Ouverte à la signature des gouvernements lors de la Conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement de Rio, en juin 1992, la CDB est entrée en vigueur en décembre 1993. C'est une convention remarquable par sa portée, sa complexité et sa capacité potentielle à redéfinir la distribution des droits et des obligations des États. Elle constitue le premier accord global couvrant la diversité biologique sous toutes ses formes depuis les gènes, les individus, les sous-espèces et espèces de plantes, d'animaux et de micro-organismes, jusqu'aux écosystèmes.
La communauté internationale ne pouvait pas faire abstraction des intérêts des pays en développement propriétaires de la majorité des ressources et de ceux des pays industrialisés soucieux à la fois de freiner la perte de biodiversité et d'assurer à leurs secteurs agricoles, pharmaceutiques et biotechnologiques un accès libre et peu onéreux à ces ressources. C'est ainsi qu'à l'objectif de la CDB de conservation de la diversité biologique se sont ajoutés celui de l'utilisation durable des ressources biologiques et un volet à teneur nettement plus économique et politique sur le partage juste et équitable des bénéfices liés à l'exploitation des ressources génétiques. Mais la convention réaffirme aussi la primauté du principe de gestion souveraine des ressources nationales; son application est donc essentiellement du ressort des États. Des motifs économiques et politiques expliquent le refus des pays en développement d'accorder le statut de "patrimoine commun de l'humanité" à la biodiversité, principe qui était perçu comme favorisant une sorte d'ingérence écologique et remettant en cause la propriété nationale des ressources biologiques. P
ar l'ampleur des domaines qu'elle couvre et l'absence d'obligations strictes qu'elle contient, la CDB s'apparente, en fait, à une convention-cadre. L'adoption de protocoles spécifiques, tels que celui de Cartagena sur la prévention des risques biotechnologiques adopté à Montréal en janvier 2000, sera sans doute nécessaire pour sa mise en oeuvre effective. Mais l'expérience de la négociation de ce protocole montre que la voie peut être longue et difficile.
Silence
Malgré une adhésion quasi universelle à la convention, à l'exception notable des États-Unis, force est de constater qu'elle manque de notoriété. Combien de lecteurs savent que Montréal accueille le Secrétariat de la Convention depuis 1995? Il est vrai que celui-ci fait preuve d'une étonnante discrétion. Qui entend parler des réunions annuelles, à Montréal, de son organisme subsidiaire scientifique et technique? Si la sixième réunion de l'organe suprême de la convention, la Conférence des parties, tenue à La Haye en avril 2002, a fait l'objet d'une couverture médiatique plus importante que celle des réunions précédentes, le mérite en revient au pays hôte, qui n'a ménagé ni ses efforts ni ses deniers pour faire de cet événement un succès.
La dénomination même de la convention serait peut-être à blâmer car, pour un public non averti, "diversité biologique" est un terme beaucoup moins évocateur que ne le sont, par exemple, "changements climatiques" ou "désertification", deux sujets environnementaux qui font également l'objet de conventions largement mieux connues du public. La relative obscurité de la convention s'expliquerait aussi par la méconnaissance généralisée de son sujet. En effet, si les biologistes et écologistes, les organisations gouvernementales de protection de l'environnement et le personnel concerné des gouvernements le connaissent bien, les médias, le secteur privé et la société civile demeurent surtout sensibles au destin de quelques espèces charismatiques et ignorent souvent l'importance de la diversité biologique pour la survie de la planète. Pourtant, la biodiversité est une source inestimable de biens et de services qui sont loin d'être reconnus à leur juste valeur parce qu'ils sont généralement tenus pour acquis et peu visibles, ou parce que notre système économique ne leur accorde de valeur que marchande. Selon les experts de la Commission de coopération environnementale de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), elle aussi basée à Montréal, la valeur monétaire des services rendus par les écosystèmes du Canada, des États-Unis et du Mexique atteindrait 33 milliards de dollars par année.
Dix ans après Rio
Qu'en est-il de la mise en oeuvre de la CDB dix ans après Rio? Au nombre des progrès accomplis, on mentionnera l'élaboration de stratégies et de plans d'action nationaux pour la biodiversité (mais qui sont loin d'être mis en oeuvre), l'adoption de programmes de travail sur la biodiversité des zones agricoles, des eaux intérieures, des zones côtières et marines, des forêts et des zones arides et sub-humides, l'adoption de l'approche par écosystème comme cadre prioritaire pour la mise en oeuvre de la convention, la promotion de la coopération scientifique et technique, l'élaboration de lignes directrices sur l'accès aux ressources génétiques et le partage des bénéfices dérivés de leur utilisation, le développement de diverses initiatives pour protéger les savoirs traditionnels des peuples autochtones et des communautés locales, l'adoption, en l'an 2000, du Protocole de Cartagena visant à contrôler les risques que pourraient représenter pour la biodiversité les mouvements transfrontaliers d'organismes vivants modifiés et l'adoption du premier plan stratégique de la convention. Mais ces réalisations, de nature essentiellement politique et juridique, ne peuvent occulter une réalité toujours aussi préoccupante: neuf ans après l'entrée en vigueur de la convention, les clignotants de la perte de biodiversité sont plus que jamais au rouge.
On peut donc s'interroger sur l'utilité même de la CDB. Il est vrai que dix ans constituent une période relativement courte pour mettre en oeuvre une convention internationale de cette ampleur. De plus, la CDB est, principalement, un cadre juridique destiné à faciliter la mise en oeuvre par les États des mesures qu'ils jugent appropriées. Enfin, il est extrêmement difficile de mesurer l'impact réel de la CDB sur la diversité biologique puisqu'il n'existe aucun mécanisme indépendant de surveillance et d'évaluation de la mise en oeuvre nationale. L'Union européenne a d'ailleurs proposé la création d'un tel mécanisme, mais tant des pays industrialisés que des pays en développement, tels que le Canada et le Brésil, s'y sont fermement opposés. Des rapports nationaux sont bien demandés aux États, mais encore faut-il qu'ils acceptent de les produire et, compte tenu de la provenance des informations présentées, ils ne peuvent qu'être accueillis avec réserve.
Mésadaptation
Reste que la question mérite d'être posée: la Convention sur la diversité biologique contribue-t-elle vraiment à relever le défi historique de la perte de diversité biologique? Le libellé même de la plupart des articles de la convention révèle la réticence initiale des gouvernements à s'engager dans cette voie, eux qui insistent sur la plus grande liberté possible dans la mise en oeuvre de leurs obligations. D'autre part, son champ d'action extrêmement vaste, combiné aux difficultés qu'éprouvent les gouvernements à s'entendre sur des priorités internationales, handicape sérieusement sa mise en oeuvre. La complexité de son organisation et de son fonctionnement ajoute aux difficultés: à ses trois principaux organes et groupes d'experts s'ajoutent la contrainte des règles bureaucratiques onusiennes, les centaines de longs et complexes rapports à lire et à débattre, et la participation de centaines de délégués aux positions souvent diamétralement opposées. L'organisation et le fonctionnement actuels de la CDB sont-ils donc adaptés au besoin de réponse rapide et efficace qu'appelle la situation de crise de la biodiversité et à la nécessité de concilier protection de l'environnement, droits sociaux et intérêts économiques?
Loin dans la liste des priorités nationales, la CDB est également un élément secondaire de l'agenda politique international. Cela explique, par exemple, que l'immense besoin de renforcement des capacités institutionnelles et de transfert de technologie des pays en développement soit encore loin d'être comblé. Le manque d'engagement des États compromet aussi la participation de la CDB aux forums internationaux alors que les décisions prises au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), de la FAO, de l'Organisation mondiale sur la propriété intellectuelle (OMPI) et de l'UNESCO, par exemple, affectent directement son action.
Les plus optimistes objecteront que la biodiversité est quand même l'une des cinq priorités identifiées par le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, pour le Sommet de Johannesburg. Si la nouvelle visibilité de la convention peut être attribuable aux messages formulés lors de la sixième réunion de la Conférence des parties, elle peut être également une tentative désespérée des organisateurs du sommet d'attirer un nombre suffisant de décideurs politiques à Johannesburg en remplaçant les sujets les plus litigieux par d'autres moins controversés, comme l'agriculture et la santé. Ces raisons n'ont pas de quoi rassurer.
En préparation du Sommet de la terre qui aura lieu à la fin du mois, en Afrique du Sud, nous vous présentons chaque samedi un texte de réflexion préparé par des chercheurs en collaboration avec l'Observatoire de l'économie politique internationale rattachée à l'UQAM.
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