Les leçons du départ de Joe Clark
Personne ne devrait se surprendre de voir Joe Clark abandonner la direction du Parti conservateur. En fait, c'est lorsqu'il a décidé de revenir en politique en 1998 que l'on aurait dû être étonné. Malgré toutes ses qualités, et elles sont nombreuses, il y a déjà longtemps que les Canadiens ont conclu que le chef conservateur n'a pas l'étoffe d'un premier ministre.
La franchise de M. Clark transparaissait mardi alors qu'il justifiait sa décision, même lorsqu'il a fait référence aux résultats d'un sondage interne, une technique bien connue des politiciens pour enjoliver une situation ou manipuler leurs militants. Il est vrai que le Parti conservateur suscite toujours un vif intérêt auprès des électeurs à la recherche d'un deuxième choix, mais M. Clark a aussi reconnu que nous n'avons pas changé notre perception du premier ministre qu'il fut.En dépit de cela, les Canadiens maintiennent leur respect pour l'homme. Personne n'a jamais douté de son intégrité et de son honnêteté. Ses meilleurs moments au Parlement, après être revenu en politique, furent ses attaques contre Jean Chrétien à propos du dossier de l'Auberge Grand-Mère.
En écoutant sa conférence de presse, on comprenait que sa décision s'appuyait aussi sur des motifs personnels. Son épouse Maureen et ses proches conseillers lui ont fait comprendre qu'il ne pouvait, lui qui avait déjà perdu une première fois la direction de son parti, courir la chance de subir une autre humiliation en perdant le vote de confiance des militants lors du congrès d'Edmonton, qui aura lieu plus tard ce mois-ci.
Homme de parti, M. Clark ne pouvait non plus ignorer la conjoncture politique actuelle. Alors que règne la confusion dans les rangs libéraux, il importe aux partis politiques d'avoir à la barre un leader expérimenté. En reportant après le congrès libéral de février la convocation d'un congrès au leadership, M. Clark couvre tous les angles. Les conservateurs ne seront pas pris au dépourvu si le premier ministre Chrétien déclenche une élection pour sauver son job. Ce n'est qu'une hypothèse, mais personne ne sait comment finira la guerre civile libérale. Certains espèrent que M. Chrétien prendra une décision au cours d'une promenade pendant la première neige de novembre; d'autres croient qu'il tiendra jusqu'en février. La seule chose certaine, c'est que tout peut arriver.
La décision de M. Clark de gagner du temps est sage. Les membres du caucus conservateur qui maugréaient à propos de son leadership et avançaient le nom de successeurs potentiels devront maintenant trouver des candidats. À ce propos, on ne peut exclure, même si ce n'est pas l'objectif recherché, une réédition du scénario de 1979 alors que les libéraux allaient rechercher Pierre Trudeau. Si Paul Martin vient à remplacer Jean Chrétien, pourquoi les conservateurs devraient-ils envoyer à l'abattoir un nouveau chef? Peut-on concevoir, dans une telle hypothèse, que les conservateurs puissent en venir à implorer M. Clark de renoncer à sa démission?
Certains voudront voir dans la décision du chef conservateur un message à Jean Chrétien. Comme le sait trop bien M. Clark, c'est une chose de quitter la direction du cinquième parti en importance aux Communes, mais c'en est une tout autre de renoncer au 24 de la promenade Sussex, surtout quand, comme c'est le cas pour M. Chrétien, on est sûr de remporter la prochaine élection.
Si quelqu'un peut tirer une leçon de la décision de M. Clark, c'est plutôt le chef de l'Alliance canadienne, Stephen Harper. Deux conclusions devraient s'imposer à son esprit. La première a trait aux relations interpersonnelles. En politique, être deuxième fait de vous automatiquement un perdant. Toutefois, la carrière de M. Clark montre bien que l'on peut survivre à une défaite. Pendant sept ans, celui-ci fut un secrétaire d'État aux Affaires étrangères exceptionnel dans le gouvernement de Brian Mulroney.
En dépit de tensions inévitables, les deux se complétaient et ils surent généralement travailler harmonieusement. Même lorsque le gouvernement conservateur fracassait des records d'impopularité, personne ne doutait de la loyauté de M. Clark à l'endroit de son ancien rival. Cela fut possible grâce, en grande partie, au sens des relations humaines de M. Mulroney. M. Harper serait bien avisé de s'inspirer de cette situation dans ses relations avec Stockwell Day.
La seconde est de nature partisane. Comme
M. Clark l'a noté, les conservateurs n'ont pas profité de l'actuel désarroi des libéraux. Tous savent que l'Alliance canadienne traîne aussi la patte dans les sondages, même depuis l'arrivée d'un nouveau chef.
Si Stockwell Day a dû admettre que l'intelligence et le sérieux comptent en politique, M. Harper doit comprendre pour sa part que le programme du parti n'est pas la seule chose qui compte pour les électeurs. Ceux-ci, lorsqu'un premier ministre est en chute libre, se demandent d'abord qui pourrait être le meilleur candidat pour le remplacer. Or, lorsqu'ils examinent attentivement l'échiquier politique, les Canadiens trouvent difficilement des réponses à leur désir de changement dans la dispersion des forces d'opposition. Cela explique pourquoi ils misent tant sur Paul Martin, au point de n'accorder aucune importance à ses politiques ou encore à ses appuis financiers.
En reportant son départ en 2003, Joe Clark donne l'occasion à la nouvelle génération de militants de s'approprier le leadership conservateur. Le mauvais côté de la chose est qu'avec un nouveau chef, les chances de créer une solution de rechange aux libéraux diminueront. Hier, M. Harper a proposé une campagne conjointe au leadership avec les conservateurs, une proposition qui a peu de chances d'être accueillie en l'absence d'un accord sur le programme. Il ne devrait pas hésiter toutefois à être lui-même candidat à la succession de M. Clark. Étant un ancien conservateur, il saurait sûrement faire mieux que David Orchard, qui avait terminé bon deuxième derrière M. Clark la dernière fois.