L’économie de la promesse

La voiture autonome pourrait-elle sauver des vies ? C’est ce que titrait Le Devoir en 2017. L’article s’ajoutait à l’époque aux multiples promesses de révolution technologique et de retombées économiques véhiculées par les promoteurs de l’intelligence artificielle (IA).
De telles promesses ne sont jamais de simples énoncés descriptifs. La promesse génère l’action, le mouvement ; elle fait rêver et convainc. Pour reprendre les mots du sociologue Pierre-Benoît Joly, la promesse engendre un « horizon d’attente », un espace au sein duquel les actrices et acteurs de l’innovation légitiment leur projet, mobilisent des ressources et mitigent les nombreuses incertitudes propres à l’activité technoscientifique. La promesse est donc un objet rhétorique puissant permettant de stabiliser un possible futur technologique plutôt que d’autres.
Des Idées en revues
Chaque mardi, Le Devoir offre un espace aux artisans d’un périodique. Cette semaine, nous vous proposons une version abrégée d’un texte paru dans la revue À bâbord !, décembre 2021, no 90.Au nom du progrès technologique, les discours optimistes se succèdent pour réactiver la machine à fabriquer des solutions technologiques présentées comme la panacée à nos problèmes sociaux. Il y a vingt ans, les nanotechnologies promettaient de changer le monde, un atome à la fois. Aujourd’hui, c’est l’IA qui construit cette attente. Demain, ce sera l’informatique quantique. Ces promesses doivent être abordées pour ce qu’elles sont : des discours qui cherchent à façonner le présent grâce à des représentations d’un futur techniciste. C’est ce que la communauté de recherche appelle « l’économie de la promesse ».
La manufacture des promesses
L’influence de l’économie de la promesse sur la société est majeure. L’enthousiasme suscité par les promesses facilite l’acquisition des ressources matérielles nécessaires à l’activité technoscientifique, façonne les priorités de la recherche au pays, mène à de nouvelles politiques publiques, stimule l’activité industrielle et, ainsi, achemine des fonds publics à des entreprises privées. Le tout est motivé par l’attente d’un bénéfice futur pour la société.
Le cas de « l’écosystème de l’IA » en est un exemple notoire et documenté. Depuis 2012, les promesses sur les retombées économiques éventuelles de l’IA se multiplient. Ces promesses ont généré un tel engouement que la communauté politique a entériné une stratégie nationale visant l’avancement du domaine. L’investissement de fonds publics dans la recherche universitaire et privée a augmenté massivement, et ce, souvent au bénéfice des personnes et organisations qui formulent ces promesses de révolution tant attendue de l’IA. Cette économie de la promesse de l’IA a des effets structurels sur l’économie politique canadienne, accaparant les ressources publiques limitées de l’État sur la base d’une révolution annoncée, encore plus ou moins bien comprise par l’ensemble des parties prenantes.
Cette gouvernance de l’avancement technoscientifique, aveuglée par le caractère spéculatif de la promesse, risque de décevoir. L’activité technoscientifique est jonchée d’embûches ; elle consiste en une série d’activités à la fin de laquelle la possibilité d’échec est bien réelle. Il faut célébrer cette possibilité. Sans elle, la recherche est vouée à être présentée, dans l’espace public, comme un projet à vocation fonctionnaliste et simpliste.
En revanche, aborder la promesse comme une volonté de créer d’un horizon d’attente parmi d’autres permet d’éviter ce piège tout en recentrant l’attention sur les dimensions sociales de l’activité technoscientifique. Cela permet aussi d’outrepasser les considérations éthiques qui monopolisent trop souvent les débats sur la question. Lorsque la science ou la technologie engendre la controverse, il existe des plateformes publiques construites pour favoriser la « participation citoyenne » et générer l’« acceptabilité sociale », comme les commissions et les déclarations qui visent la manufacture du consensus sur la base de la nature « responsable » d’une technologie. Parfois décrites comme de l’« ethics washing », ces tactiques entretiennent l’illusion que les activités de promotion de la promesse peuvent s’autoréguler, en invitant les citoyennes et citoyens à se prononcer dans des débats aseptisés.
Au lieu de considérer la société comme un groupe de bénéficiaires passifs dont l’acceptabilité est ciblée, la gouvernance de la science et de la technologie gagnerait à valoriser la pensée critique envers l’effet de l’économie de la promesse sur l’activité technoscientifique. L’inclusion soutenue de la communauté de recherche en sciences sociales permettrait d’engager un dialogue avec les parties prenantes pour ainsi mieux pondérer les attentes générées par la prochaine annonce de « révolution » technoscientifique.
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