Comment Spotify a changé les artistes en aspirateurs

«Moins médiatisé fut l’investissement de 100 millions de dollars, révélé le 9 novembre 2021, par Daniel Ek, p.-d.g. de Spotify, dans une jeune pousse d’intelligence artificielle (IA) à des fins militaires», écrivent les auteurs.
Photo: Don Emmert Agence France-Presse «Moins médiatisé fut l’investissement de 100 millions de dollars, révélé le 9 novembre 2021, par Daniel Ek, p.-d.g. de Spotify, dans une jeune pousse d’intelligence artificielle (IA) à des fins militaires», écrivent les auteurs.

Neil Young — et de nombreux artistes, ainsi que plusieurs scientifiques — conteste depuis plusieurs semaines la diffusion des balados de l’animateur Joe Rogan par Spotify. Ce dernier est accusé de participer de la désinformation quant à la COVID-19. Spotify a fait un rapide calcul : après avoir investi plus de 100 millions de dollars dans le rachat de l’émission de Rogan, cette dernière remplit ses promesses en s’assurant le titre de balado le plus écouté sur la plateforme — y compris au Canada — et de facto attire plus d’auditeurs que Neil Young. Aussi, Spotify pourra se passer des chansons de ce dernier.

D’autres artistes ont alors suivi le mouvement, notamment Joni Mitchell, ou Gilles Vigneault au Québec. Ce qui a fait en sorte que Spotify a dû revoir sa politique quant aux contenus qu’elle diffuse. Neil Young a-t-il donc gagné contre Spotify ? Rien n’est moins sûr…

Spotify défraie en effet régulièrement la chronique. On se souviendra bien évidemment du coup d’éclat de Pierre Lapointe au Gala de l’ADISQ quant à la très faible rémunération des artistes. Moins médiatisé fut l’investissement de 100 millions de dollars, révélé le 9 novembre 2021, par Daniel Ek, p.-d.g. de Spotify, dans une jeune pousse d’intelligence artificielle (IA) à des fins militaires. Sans entrer dans les détails, cette compagnie de cybersécurité militaire (Helsing) fait de l’analyse en temps réel de données issues de capteurs placés dans divers objets connectés.

Cette jeune pousse est ce qu’on appelle communément une licorne : une entreprise valorisée à plus de 1 milliard de dollars. Ces dernières n’ont pas nécessairement de clients ou de revenus, et sont souvent fortement déficitaires. Elles s’inscrivent dans une économie des promesses, c’est-à-dire qu’elles sont basées sur une promesse d’innovation technologique qui justifierait cette valorisation par une attente d’un retour sur investissement très élevé.

La licorne Spotify

 

Le monde des licornes est un petit monde loin d’être féerique. Les promesses de celles-ci dans le domaine de l’IA sont assez simples : leurs technologies algorithmiques de recueil et de traitement des données en provenance des usagers permettront de faire des analyses comportementales des utilisateurs et, ce faisant, permettront de revendre ces analyses à des entreprises publicitaires et ainsi générer des profits exponentiels. On peut ainsi qualifier Spotify de licorne : valorisée près de 47 milliards de dollars canadiens et encore déficitaire, l’entreprise est moins valorisée pour son activité culturelle que pour sa spécialisation dans le recueil et le traitement algorithmique des données comportementales des auditeurs, notamment via les objets connectés (voiture, enceinte, téléphone, montre, etc.).

On comprend mieux alors cet investissement de Daniel Ek : la musique comme les balados (peu importe leur qualité) ne sont que des produits d’appel pour accéder aux usagers et aspirer des données personnelles bien plus valorisables.

Et Neil Young est, paradoxalement, un acteur de cette transformation des artistes, de la musique et des industries culturelles en aspirateur de données. En ayant vendu l’an dernier une partie de son catalogue à la firme Hipgnosis, une autre licorne basée dans un paradis fiscal (Guernesey), spécialisée dans l’acquisition et la valorisation (financière) des catalogues d’artistes, Neil Young et d’autres artistes de renom jouent pleinement le jeu de Spotify et consorts. Car en vendant à prix d’or leurs catalogues afin de ne plus dépendre des revenus faméliques du streaming, ces artistes ont aussi perdu le droit de dire ce qui pouvait être fait de leur musique. Si Neil Young a pu négocier pour avoir un droit de regard sur l’utilisation de sa musique, les autres artistes n’ont pas été en mesure d’obtenir de telles clauses, à l’instar de son acolyte David Crosby. Car la musique, du point de vue d’Hipgnosis et de Spotify, n’est pas une fin en soi, mais une ressource intermédiaire : le catalogue d’un artiste (ou d’un animateur de balados) permet d’attirer des auditeurs sur des plateformes et d’en tirer des données, qui seront analysées, etc.

Ainsi, derrière la polémique du boycottage des plateformes se cache une transformation plus profonde de l’industrie musicale à laquelle Neil Young et consorts participent, probablement sans en avoir conscience, en jouant avec ces licornes : la transformation de la musique et des artistes en simples aspirateurs de données.

Aussi, il serait temps pour les différents gouvernements de prendre sérieusement à bras-le-corps la question de ces plateformes culturelles pour qu’elles ne soient pas simplement un moyen de valorisation financière — et donc sans intérêt pour le « contenu », mais qu’elles contribuent activement et positivement au développement et à la diffusion de la culture.

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