Deux poids, deux mesures

Une partie de la communauté universitaire s’est récemment émue de l’existence du Programme d’appui à la laïcité lancé en décembre 2021 par Québec. Doté d’un modeste budget annuel de 100 000 $, ce programme dit vouloir améliorer la connaissance de la laïcité et de ses enjeux politiques, sociaux ou culturels. Ce qui cause néanmoins l’indignation, c’est qu’au lieu de répondre aux normes du monde universitaire, les travaux ainsi financés devraient avoir des retombées « mesurables et positives » pour le gouvernement et promouvoir le modèle de l’État québécois lui-même. Plusieurs chercheurs ont dénoncé à juste titre les objectifs et les critères d’évaluation biaisés du programme. Devant ce genre de dérive, on est en droit d’attendre que nos dirigeants rectifient le tir. On est surtout tentés de conclure, comme l’éditorialiste Philippe Mercure, que, « de mémoire de chercheur, jamais on n’avait vu une tentative aussi grossière d’influencer la recherche ».
Est-ce si sûr cependant ? Car un parallèle vient aussitôt à l’esprit entre cette intrusion récente du pouvoir provincial dans l’espace scientifique et la politique fédérale de la recherche mise en place par la ministre des Sciences et des Sports, Kirsty Duncan, en mai 2017. Aux conséquences bien plus spectaculaires, cette mesure, connue sous le nom de Plan d’action en matière d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI), a été imposée aux établissements canadiens et québécois, qui risquaient de perdre des financements substantiels s’ils n’en suivaient pas les directives. Dans la foulée, les trois agences subventionnaires fédérales (CRSH, CRSNG et IRSC), dont le budget d’exploitation combiné annuel s’élevait à 3,5 milliards de dollars en 2019-2020, adoptaient un énoncé de politique conjoint visant à favoriser l’intégration des principes EDI « dans la conception du programme de recherche et dans les pratiques ». Une telle pression financière explique d’ailleurs la soudaine ferveur idéologique de certains recteurs d’université… Mais en orientant par avance la « conception » même des programmes, un tel énoncé mettait surtout gravement en cause l’indépendance du chercheur.
À première vue, l’objectif semblait on ne peut plus légitime, puisqu’il s’agissait d’améliorer la sous-représentationdans le milieu universitaire de quatre groupes cibles (Autochtones, minorités visibles, femmes et handicapés). Mais ce beau tableau sur la discrimination positive est trompeur. Car les nouvelles normes EDI ne se limitent pas au recrutement des professeurs et des étudiants en recherche. Désormais, la moindre demande de financement auprès de l’une des agences subventionnaires doit se conformer à de tels critères. Ainsi, dans un contexte où les autorités fédérales tiennent la « diversité » pour une condition sine qua non de « l’excellence » (des termes en soi mal définis), tout un appareil de concepts, « intersectionnalité », « micro-agression », « normativité blanche », etc., se trouve en quelque sorte imposé comme un cadre naturel, à la fois préalable et indiscuté, aux chercheurs, que leurs travaux portent sur des sujets aussi variés que l’histoire, la génomique ou le droit. Ne pas s’y soumettre peut même se révéler très coûteux, comme l’a appris à ses dépens Patanjali Kambhampati. Ce professeur de chimie à l’Université McGill s’est vu refuser deux subventions, ayant fait l’« erreur » de remettre en cause la pertinence des critères EDI dans l’élaboration de son équipe de recherche.
Il va sans dire que, des sciences de la nature aux humanités, aucun concept ne constitue en soi une vérité, et que tous les concepts doivent être mis en question et débattus. Enfin, bien des modèles de recherche sont admis, parmi lesquels on compte les savoirs engagés. Il reste qu’au nom du mantra EDI, la politique fédérale tend à promouvoir une recherche militante qui, dans sa forme subventionnée, a troqué l’esprit de fronde pour l’académisme intellectuel, comme en témoigne le programme obtenu en 2018 par l’Université Concordia : « Décoloniser la lumière : repérer et contrer le colonialisme en physique contemporaine ».
On fait grand cas aujourd’hui du chantier sur la laïcité voulu par Québec. Pourtant, s’il faut dénoncer à tous les niveaux les intrusions du pouvoir politique dans la recherche, en particulier les orthodoxies auxquelles il essaie de la soumettre, le manque de cohérence est ici visible. Il est pour le moins singulier de constater qu’en ce qui concerne les normes EDI, dictées par le gouvernement fédéral, les chercheurs sont pour la plupart restés discrets. Les médias les ont passées sous silence, pour ne rien dire des gestionnaires à la tête de nos établissements d’enseignement et de savoir. Il reste qu’en matière de libertés universitaires, et spécialement de liberté de recherche, il ne saurait y avoir deux poids, deux mesures.