Décolonisation choquante?

«Les possibilités d’avenir de notre société restent nombreuses et emballantes», écrit l'auteur.
Photo: iStock «Les possibilités d’avenir de notre société restent nombreuses et emballantes», écrit l'auteur.

Dans un commentaire récent, Louis Cornellier fustige mes vues et discrédite mes idées par la moquerie (Le Devoir, 8 janvier). Le poste qu’il occupe, éminent, exige pourtant finesse. Sûr de son credo, il m’estime borgne pour saisir le Québec en passages. Il ignore la poutre qui obstrue son regard.

La position du chroniqueur

 

À l’instar de bien des commentateurs embourbés dans des conceptions datées de la condition québécoise, le chroniqueur est déconcerté par ce qui advient au Québec, chez les Québécois d’héritage canadien-français en particulier. Au lieu d’essayer de comprendre ce qui émerge, il juge et condamne, à partir de schèmes explicatifs fanés, ceux d’un Maurice Séguin par exemple, ce qui lui déplaît dans ce qui surgit. Il est ainsi inquiet du fait que les Québécois francophones, les jeunes en tête, cessent de se considérer comme de pauvres petits perdants, dominés et opprimés, inconscients de l’aliénation qui inhibe leur capacité d’émancipation. De même, il refuse d’accepter que les siens se détournent sereinement des représentations tragiques par lesquelles de puissants interprètes les ont historiquement construits comme communauté imaginée et que, forts de s’être révolutionné dans leurs manières d’être, ils aspirent à des réponses différentes aux trois questions qui les taraudent depuis longtemps : d’où venons-nous, qui sommes-nous, où allons-nous ?

En tant que chercheur, ce sont ces réponses en voie d’élaboration qui m’intéressent. Je n’ai pas à déterminer si elles sont porteuses ou désastreuses. Je ne suis pas inquisiteur, mais investigateur. Ma fonction m’impose d’être ouvert au nouveau en essayant de discerner ce qui éclôt. Cette tâche comporte une dimension exploratoire amplement admise dans l’article.

Ma lecture

 

Qu’ai-je dit de si choquant ?

J’ai posé l’hypothèse que les Québécois d’ascendance canadienne-française, tirés par une jeunesse traçant sa route entre mémoire et distance, étaient en train de se décoloniser, c’est-à-dire de sortir du paradigme du manque pour se définir et s’envisager dans le temps. Depuis une vingtaine d’années, c’est en tout cas ma lecture des choses : les Québécois — je m’en tiens aux francophones — connaissent une espèce de révolution silencieuse, sur le plan de leur rapport à Soi et à l’Autre, qui les mène à configurer autrement les paramètres de leur identitaire collectif. Ils sont notamment devenus indifférents à l’idée selon laquelle, a contrario des Autres, ils formeraient une société — une nation si l’on veut — inapte à se donner une carrière brillante, ce que croyait Garneau en leur prescrivant la survivance. Ils sont également devenus insensibles, ou alors moins réceptifs qu’auparavant, à l’idée que le Québec, pour être au monde, devait se faire comme les Autres, c’est-à-dire mimer ses voisins, les rejoindre dans leur statut politique et les imiter dans leur trajectoire historique, ce que leur proposaient les révolutionnaires tranquilles en les invitant à l’équivalence ou à l’indépendance.

En finir avec l’image de l’Autre posé comme horizon de Soi ; cesser de se concevoir comme une amère défaillance à racheter au présent, comme s’ils avaient raté tous leurs rendez-vous avec l’Histoire ; et ne plus désavouer qui ils sont, mais au contraire avaliser pleinement leur culture politique particulière — pragmatique et libérale, progressiste et conservatrice, réformiste et tranquille —, voilà les piliers sur lesquels les Québécois francophones entendent bâtir l’horizon de leur prospérité.

Saluer ou pleurer ?

Faut-il saluer ou pleurer ce nouvel aiguillage ? Mon rôle n’est pas de juger et de rejeter, mais de découvrir et d’accueillir. Plus exactement, il s’agit de noter la métamorphose référentielle en cours, d’en décrire les particularités et de montrer en quoi le régime identitaire qu’elle inaugure se révèle différent des précédents, sans lui être totalement étranger.

Dans un élan de lucidité par rapport à ce qu’il observe au sein de notre société, M. Cornellier admet que j’ai peut-être raison dans mes décryptages, soit que le Québec (français) est en train de remanier sa Référence. Il s’en émeut toutefois, surtout qu’il associe le processus en cours de décolonisation des Québécois francophones à un comportement sacrificiel de la part des siens, stade suprême de l’assujettissement collectif à ses yeux, mais, aussi, à la relégation de l’idée d’indépendance, qui pour lui est l’épiphanie naturelle du Québec.

Je n’ai pas abordé explicitement la question du statut politique du Québec dans mon texte. Je me suis contenté d’avancer que la posture décolonisée des Québécois francophones, qui s’articule à l’idée d’interdépendance, pouvait témoigner, chez eux, d’une confiance assumée plutôt qu’exprimer une résignation consommée.

Les possibilités d’avenir de notre société restent nombreuses et emballantes. Le reconnaître n’est pas étaler un contentement benoît. C’est être conscient du fait que le Québec demeure un projet ouvert qu’aucun catéchète ne devrait s’employer à refermer dans la déploration défaitiste ou l’imploration romantique.

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