Penser le complexe pour sortir de la crise

Nous vivons avec la pandémie depuis près de deux ans maintenant. Comme partout dans le monde, sa gestion au Québec fait plus que jamais ressortir le défi de décisions publiques à prendre dans l’urgence devant une situation incertaine et faisant appel à la complexité. En effet, éthique, comportements humains, économie, culture, symboles, biologie et microbiologie sont intrinsèquement liés dans cette période inusitée.
Pourtant, dans les médias aussi bien que dans le discours de nos décideurs, la situation actuelle semble interpeller presque uniquement « la Science ». Celle-ci est vivement mobilisée dans ce dossier, qui, pour une bonne majorité de la population, touche l’intouchable (et l’indiscutable), notre vie humaine : la science médicale dans ce cadre revêt un caractère quasi sacré.
On fait miroiter le fait que cette Science, devenue simple et univoque dans les discours publics et personnifiée par un médecin fortement médiatisé, devrait tout résoudre par un moyen clé : le vaccin, assisté par un ensemble de mesures simples, voire simplistes : « un problème + des données = des solutions et des actions ». Dans ce type de raisonnement, la tendance est de circonscrire relativement rapidement le problème et d’appliquer des solutions immédiates. Et si cela ne fonctionne pas, c’est que le scientifique n’était pas le bon… Au suivant !
Or, on le sait, cette pandémie ne se laisse pas cerner si simplement. Les enjeux globaux et complexes qui sont le propre de nos sociétés avancées ne peuvent guère se régler rapidement d’un coup de baguette magique. Certes, un virus a été identifié, mais une fois écoulés les premiers mois de cette période sans précédent, il est évident que, peu importe son domaine, la science n’est pas la seule à veiller au chevet des solutions pour contrer l’épidémie et en réduire les méfaits. Les problèmes vécus au Québec comme ailleurs et la gestion actuelle montrent bien qu’on doit aller au-delà du SRAS-CoV-2 pour résoudre la crise. Cependant, l’horizon qui s’ouvre alors convoque plusieurs zones d’ombre de notre société ainsi que des « crises » antérieures peu réglées ou mal cicatrisées.
Il n’y a qu’à évoquer le défi de la main-d’œuvre, pour lequel le manque de travailleurs se faisait déjà sentir avant la pandémie. Dès lors, le souci de faire rouler l’économie « comme avant » ne peut faire l’impasse sur cette réalité prépandémique à laquelle aucune solution durable n’avait été apportée. Sur un autre sujet, tout récemment, la fragilité de notre système de santé semble nous avoir frappés de plein fouet. Jusque-là, on ne voulait pas voir l’indicible ! La conséquence troublante est qu’aujourd’hui, les plus récentes décisions traduisent que c’est la capacité de notre système de santé qui est maintenant presque le seul élément qui compte et nous met en péril… on va même jusqu’à permettre les contacts avec du personnel infecté pour préserver cette capacité !
Or, nous héritons d’un système de santé en piteux état, qui est passé sous le lourd poids d’une énième réforme en 2016 et qui se relève difficilement de « la médecine Barrette ». Ce système était déjà fragile ; la pandémie l’a poussé dans ses derniers retranchements, et le tient au tapis : on ne peut produire en un claquement de doigts du personnel compétent, des équipements nécessaires, des services locaux et territoriaux, etc., etc. Avec plus de 80 % de la population correctement vaccinée, le problème actuel de la pandémie au Québec n’est pas celui de la propagation ou de la contagion, mais bien un enjeu organisationnel, et de gouverne publique comme le soulève avec justesse Emilie Nicolas dans sa chronique « Démantèlement public 101 » (Le Devoir, 13 janvier 2022).
Pourquoi, donc, la réponse unique à ces failles structurelles est-elle la vaccination (certes un des morceaux de la solution) et de multiples contraintes individuelles ?
Cette approche est classique et relève d’une époque où la complexité du monde nous semblait moindre, où l’on guérissait plutôt qu’on prévenait et où l’on pouvait encore penser en vase clos la gestion des risques, sans voir l’interdépendance des enjeux.
Masquer d’autres problèmes
Si, dans les premiers mois, l’urgence était d’isoler le virus, elle est maintenant de protéger le système hospitalier ! Mais en faisant imperceptiblement glisser le cœur de l’enjeu du SRAS-CoV-2 vers le système de santé et en faisant reposer le poids des conséquences de la crise (du système de santé plutôt que du virus) sur les individus, on continue de masquer, dans le même élan, d’autres problèmes et causes structurels, qui sont du ressort du politique et de l’administration publique. Sans dédouaner les individus, est-il équitable de les placer comme les seuls responsables d’une éventuelle sortie de crise ?
Et n’est-il pas simpliste de croire que la vaccination — et la science — viendra à bout de toute cette pandémie ?
Faire peser une surresponsabilité sur les individus, ce qui permet dans un même élan de moins remettre en question les politiques publiques et les organisations, est un modèle bien connu d’un système néolibéral comme le nôtre ; l’exemple des changements climatiques, que nous connaissons bien, le corrobore.
Une saine crainte peut donc exister que le discours sur la science salvatrice (le vaccin) ou faillible (le Dr Arruda, par exemple) soit une rhétorique (de solution) visant à masquer des causes qui n’ont rien à voir avec le virus. La crise de la vache folle ou celle du sang contaminé sont des cas où la science a servi de paravent pour d’autres impératifs et des historiques sociétaux complexes.
Une formation en sciences sociales n’est pas nécessaire pour comprendre que nous faisons face à des temporalités multiples et à des interrelations inextricables. Pourtant, même si l’on jongle quotidiennement avec une pluralité de facteurs, la gestion actuelle de la pandémie semble en faire fi, tout comme de l’incertitude (une notion qui rime mal avec la politique politicienne). On nous propose plutôt des « solutions » à la pièce. Mais pourrait-on faire en sorte de mieux nommer la crise actuelle, de ne pas seulement l’attribuer à un virus, mais aussi à des erreurs passées de gouvernance, tout en reconnaissant par la même occasion la complexité et les multiples causes d’un phénomène qui est à la fois médical, naturel et social ? Cet apprentissage pourrait nous être utile collectivement en prévision des prochaines crises qui ne manqueront pas de se produire, car nous vivons dans un monde fascinant et complexe !