Le Québec d’aujourd’hui: une crise de la transcendance?

«Les principaux mythes nationaux qui soutenaient la société canadienne-française ont non seulement survécu à la Révolution tranquille, ils en ont été le moteur et s’y sont manifestés plus vigoureusement que jamais», estime l’auteur.
Photo: Graham Hughes La Presse canadienne «Les principaux mythes nationaux qui soutenaient la société canadienne-française ont non seulement survécu à la Révolution tranquille, ils en ont été le moteur et s’y sont manifestés plus vigoureusement que jamais», estime l’auteur.

Historien, sociologue, écrivain, Gérard Bouchard enseigne à l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie/anthropologie, de science politique et de coopération internationale. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs.

Après avoir souhaité et accueilli très favorablement la Révolution tranquille, d’éminents intellectuels comme Fernand Dumont, Jacques Grand’Maison, Pierre Vadeboncœur et d’autres en sont devenus des critiques extrêmement sévères. Son cours aurait été détourné jusqu’à détruire la vieille tradition, et même l’essentiel de la culture canadienne-française. Elle aurait ainsi saccagé les valeurs et les croyances anciennes qui constituaient le fondement de notre société et assuraient sa cohésion sociale.

En plus, ces « références » qui servaient de repères collectifs n’auraient pas été remplacées. La Révolution tranquille aura donc accouché d’un vide qui augurait de bien des maux dont le Québec allait souffrir par la suite, comme il fallait s’y attendre d’une société sans boussole, dépourvue d’idéaux et de moralité civique.

Cette thèse trouve plusieurs adeptes aujourd’hui. Or, à ma connaissance, elle n’a jamais été soumise à un examen rigoureux, comme si les intellectuels s’étaient laissés intimider par la stature de ses auteurs. Qu’est-ce que donnerait un examen critique ?

On verrait d’abord que, si elle a été martelée avec beaucoup d’autorité et adroitement formulée de diverses façons, la thèse n’a jamais été démontrée. En fait, on pourrait soutenir la version opposée. Les principaux mythes nationaux qui soutenaient la société canadienne-française ont non seulement survécu à la Révolution tranquille, ils en ont été le moteur et s’y sont manifestés plus vigoureusement que jamais. C’est le cas de la lutte contre le colonialisme, du mouvement indépendantiste (ou souverainiste), du relèvement des Canadiens français, de la solidarité et de l’affirmation de la minorité francophone — notamment sa langue. Ce fut le cas aussi de la quête de liberté, d’égalité et d’équité sociale.

Fibre spirituelle

 

On s’interroge également sur les valeurs, les idéaux, le régime sociétal qui auraient été sacrifiés. Parle-t-on de la supposée fibre spirituelle du Canadien français ? Elle a certes été longtemps affirmée et revendiquée par les élites conservatrices, surtout religieuses. Mais les traces au sein de la population en sont-elles si manifestes ? En a-t-on montré les expressions dans les milieux populaires, par exemple, ou parmi les élites laïques ? Il en va de même de la prétendue « vocation » ruraliste de cette nation.

Peut-être fait-on plus précisément référence à la vigueur de la religion ? Mais s’il est vrai qu’elle a décliné radicalement en quelques années après 1960, peut-on douter qu’elle ait été si solidement implantée ? On sait par ailleurs que la foi et la pratique étaient en bonne partie adossées à un conformisme encouragé par l’encadrement très autoritaire des fidèles, assorti de sanctions. Cela dit, il existait incontestablement un fort noyau de fervents, mais il peut faire illusion.

Quant à la cohésion, pour ne pas dire l’harmonie qu’auraient fondées les valeurs anciennes, comment les concilier avec de nombreux traits bien attestés de cette société : élitiste, sous-alphabétisée, foncièrement inégale, soumise à un régime dominateur (aux dépens de la femme notamment), intolérante, peu soucieuse de liberté et de démocratie, adepte de la censure ?

Tout cela, en définitive, pose la question de la transcendance qui aurait été liquidée par le radicalisme irréfléchi des années 1960. C’est un phénomène sur lequel les auteurs auxquels je me réfère reviennent souvent pour le déplorer vivement (et dans le cas de Grand’Maison, parfois rageusement — La nouvelle classe…, 1979). Mais de quoi s’agit-il au juste ?

Mythes

 

Dans son sens traditionnel, la notion de transcendance réfère à ce qui relève du surnaturel, du divin. Mais elle en est venue (même chez les théologiens) à désigner aussi un ordre de dépassement pouvant opérer dans la sphère de l’humanisme. Il en est ainsi du sacré, qui peut être d’origine religieuse ou non. Dans ce dernier cas, le sacré (on dira aussi la sacralité) désigne des valeurs, des idéaux fortement implantés qui peuvent inspirer des actes d’un altruisme exceptionnel, par exemple : sacrifier sa vie pour la cause de la liberté, de la justice sociale ou de la démocratie. On connaît de très nombreux exemples de ces actes qui sont le fait d’incroyants inspirés par le patriotisme, le nationalisme ou, plus généralement, l’humanisme.

Or, dans les textes des auteurs ici concernés (du moins ceux que j’ai lus), la transcendance dont il est question est de toute évidence de nature religieuse, même si la chose est rarement affirmée explicitement. Plus encore, on y entrevoit l’idée que seul ce type de transcendance peut conduire aux engagements, aux altruismes les plus élevés. C’est ignorer la puissance des mythes sociaux ou nationaux et, encore une fois, la sacralité qui imprègne souvent les valeurs qu’ils incarnent. C’est faire bon marché aussi des mythes puissants qui étaient au cœur de la Révolution tranquille — ceux que j’ai évoqués plus haut.

Les années 1960-1970 ont aussi coïncidé avec des changements culturels d’un autre ordre. Je fais ici référence à une nouvelle « moralité », sans précédent dans notre société, axée sur le rejet des mœurs traditionnelles, la répudiation des interdits, le matérialisme, l’individualisme égoïste, narcissique, la quête effrénée de plaisirs, soit l’ensemble des traits que François Ricard a résumés dans le concept de lyrisme. Or, on a tort de voir là un héritage néfaste de la Révolution tranquille. Des études internationales solides (celles de Ronald Inglehart, notamment) ont bien démontré qu’on avait affaire à un vaste courant qui a déferlé à l’échelle de l’Occident, prenant sa source bien au-delà du Québec.

Si on rejette cette explication, on se place dans l’obligation de démontrer les liens étroits — des liens de causalité — qui feraient découler directement de la Révolution tranquille toutes ces nouvelles modes. Cela n’a jamais été fait. Comme il n’a jamais été démontré que ce courant était le fait de la majorité des baby-boomers.

Le dernier élément que je veux commenter, c’est l’intensité surprenante du dépit ressenti par Dumont et les autres. C’est un sentiment qui s’accorde mal avec les progrès enregistrés par la Révolution tranquille (dont je n’ignore pas les échecs par ailleurs). J’en déduis que ces intellectuels avaient conçu une vision très idéalisée des changements annoncés par l’agitation des années 1950. Leurs attentes étaient démesurées, utopiques, nourries d’une vision extravagante et même un peu naïve. Elles conduisaient inévitablement à d’amères déceptions et à des jugements trop rudes, sans nuance.

Enfin, connaît-on dans l’histoire des sociétés un mouvement réformiste ou révolutionnaire, même le plus intègre, le plus vertueux, qui ait réalisé les grands rêves qui l’animaient à sa naissance ? Pourquoi faudrait-il nous juger si sévèrement ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées en accueillant autant les analyses et commentaires de ses lecteurs que ceux de penseurs et experts d’ici et d’ailleurs. Envie d’y prendre part? Soumettez votre texte à l’adresse opinion@ledevoir.com. Juste envie d’en lire plus? Abonnez-vous à notre Courrier des idées.

À voir en vidéo