Socrate et les bourses d’études de François Legault

Il y a eu la loterie COVID pour inciter la population à se faire vacciner, puis des primes généreuses pour que des personnes acceptent de travailler comme préposés aux bénéficiaires dans les CHSLD. Et maintenant, à coups de milliards, le gouvernement vient d’annoncer un immense programme composé de 85 mesures afin de contrer la pénurie de main-d’œuvre au Québec.
Parmi ces mesures, celle qui retient tout particulièrement mon attention concerne ce programme qui accordera des bourses aux personnes qui accepteront d’aller étudier dans des domaines ciblés par le gouvernement. Ainsi, avec un budget de 1,7 milliard et s’ajoutant au programme de prêts et bourses déjà existant, jusqu’à 9000 $ ou 20 000 $ par année, selon qu’ils sont au collège ou à l’université, pourront être accordés à ceux qui étudient déjà ou choisiront d’étudier dans des professions jugées essentielles pour le développement économique du Québec.
Malaise
Tout en comprenant les objectifs de ce programme, je ressens tout de même un malaise devant cette approche. On savait déjà que le gouvernement Legault désirait ardemment que les cégeps et les universités soient davantage branchés sur le marché du travail, plus à l’écoute des besoins des employeurs et de la grande entreprise, mais jamais je n’aurais imaginé qu’il interviendrait directement et d’une manière aussi mercantile pour influencer des milliers de jeunes dans leur choix de carrière, tout en détournant, jusqu’à un certain point, les missions respectives de ces institutions d’enseignement supérieur.
D’autant plus que rien ne nous assure que les sommes gigantesques consacrées à ce programme finiront par donner les résultats escomptés. Lorsqu’un journaliste a demandé au premier ministre si ce programme de bourses avait été mis en place suite à une analyse rigoureuse de son efficacité, M. Legault a proposé comme arguments qu’il fallait être créatif et que cela relevait du « gros bon sens » !
En science et en philosophie, s’il y a une chose dont on apprend à se méfier, c’est bien de ce « gros bon sens ». C’est pour s’être trop naïvement fié à lui que les êtres humains ont cru dur comme fer pendant des milliers d’années que le soleil tournait autour de la terre et que celle-ci était immobile…
Être nourri au Prytanée
Cette vision pragmatique de l’éducation qui a cette mauvaise habitude de « réagir » en fonction des problèmes rencontrés ici et maintenant et de miser le tout pour le tout à coups de gros sous sur ce qui ce qui est considéré comme utile et rentable pour la société me désole. En fait, ce discours utilitariste et comptable, qui pense la société en fonction des jobs payantes qui peuvent être créées et de bourses distribuées pour y arriver, me ramène à ce fameux passage de l’Apologie de Socrate de Platon.
En 399 av. J.–C., après un procès qui a toutes les apparences d’une vengeance politique, Socrate est déclaré coupable « de corrompre la jeunesse, de nier les dieux de la Cité et d’introduire des divinités nouvelles ». Mais, comme c’était la coutume à l’époque, le tribunal de l’Héliée permet à celui qui est déclaré coupable de proposer une peine raisonnable pour les torts qu’il a causés. Convaincu qu’il a consacré sa vie à inciter les citoyens athéniens à se préoccuper davantage de la justice et du bien de la Cité plutôt que de leurs propres intérêts et gains matériels, Socrate a le culot de proposer à ses juges qu’ils lui accordent une récompense pour services rendus, soit, plus spécifiquement, d’être nourri au Prytanée, là où une catégorie de magistrats était entretenue aux frais de la Cité et où des citoyens qui s’étaient illustrés pouvaient prendre leurs repas. On le sait, les différentes propositions de Socrate n’ont pas été retenues par ses juges et le philosophe a finalement été condamné à boire la ciguë.
Réparer le monde
À une époque où les fausses nouvelles, les discours haineux et les théories du complot envahissent l’espace public, où la liberté de pensée est mise à mal par une bien-pensance décrétant ce qui est vrai et bien en fonction d’un ressenti évidemment subjectif, notre société aurait avantage, plus que jamais, à valoriser également des penseurs de la trempe de Socrate, des intellectuels qui, à partir de méthodes rigoureuses, tentent de mieux comprendre la nature humaine et également les défis, autres qu’économiques, auxquels notre société est confrontée.
Car le monde dans lequel nous survivons, bien plus que d’être encore et toujours développé par une économie et des technologies toxiques qui détruisent notre environnement, a surtout grand besoin d’être pensé pour ensuite être réparé.
« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse », affirmait Albert Camus en 1957 lors de son discours de réception du prix Nobel de littérature. Nul doute que cette tâche titanesque ne saurait reposer que sur la création d’emplois payants, comme semble le penser le premier ministre du Québec.
Pour ce qui est de Socrate, de la même façon qu’il a refusé de cesser de philosopher pour sauver sa vie, on peut imaginer qu’il ne se serait pas plus laissé tenter par une bourse d’études généreuse pour apprendre un métier dont il n’avait pas même rêvé…