Marie-Claire Blais, «la plus haute destinée»

La romancière Marie-Claire Blais, décédée cette semaine, n’a jamais cessé d’être cet être de lumière attentif aux moindres signes de l’humain chez les plus démunis.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La romancière Marie-Claire Blais, décédée cette semaine, n’a jamais cessé d’être cet être de lumière attentif aux moindres signes de l’humain chez les plus démunis.

J’ai rencontré Marie-Claire Blais il y a de nombreuses années, alors que nous étions toutes deux étudiantes aux cours d’été de l’Université Laval, où un professeur venu de Belgique, chanoine de son état, venait nous parler de Sartre et de Camus, au grand scandale des bien-pensants, relayés par les journaux de l’époque. Elle était là, timide et silencieuse, tout occupée à entendre les paroles de celui qui, dans les œuvres les plus subversives, s’attachait à capter la part d’inquiétude et d’humanité.

Après les cours, un groupe de fidèles, parmi lesquels des animateurs de théâtre, des journalistes torontois et des jeunes de toutes provenances, poursuivaient les discussions avec le professeur par de longues promenades rue des Remparts et le long de la terrasse Dufferin. Une sorte d’égrégore s’était ainsi formé, animé par un scepticisme absolu doublé d’une confiance tout aussi totale dans le destin.

Marie-Claire Blais n’a jamais cessé d’être cet être de lumière attentif aux moindres signes de l’humain chez les plus démunis. Sa générosité, légendaire, lui avait fait accepter de se prêter au jeu de l’interview, qu’elle n’aimait pas particulièrement, ce qui nous avait permis de nous revoir de façon régulière, durant les dernières années, dans les différentes villes où elle avait séjourné, pour préparer ce qui deviendra Les lieux de Marie-Claire Blais (Nota bene, 2020). Qu’elle en soit sincèrement remerciée. Elle y commente les grandes étapes de sa formation ainsi que son engagement envers la littérature.

Son œuvre, dès ses débuts, étonne et séduit. En voici quelques rappels, extraits de ma préface accompagnant la réédition récente, en octobre 2021, d’Une saison dans la vie d’Emmanuel aux éditions du Seuil.

Une classe à part

« C’était hier. Une jeune femme dans la vingtaine reçoit le prix Médicis pour Une saison dans la vie d’Emmanuel, roman paru en 1966 chez Grasset après avoir été édité au Québec l’année précédente. Elle en est à sa troisième œuvre de fiction. Déjà son premier livre, La belle bête, en 1959, publié au Québec et en France, est traduit en anglais et retient l’attention d’un critique américain réputé, Edmund Wilson : celui-ci écrit dans le New Yorker que Marie-Claire Blais est une écrivaine d’une classe à part (“on her own”) et peut-être un génie (“possibly a genius”). Le même journal, quelques décennies plus tard, en 2019, la désigne comme l’une des plus singulières et des plus originales parmi les écrivains de fiction contemporains. Étrange destin que celui de la poète, romancière et auteure dramatique dont l’œuvre s’élabore dans la durée, sans concessions aux modes littéraires, telle une arme sourde engagée dans la survie de l’espèce. Une œuvre immense, décrivant un monde de contrastes et de contradictions habité de personnages dont l’angoisse est doublée d’un immense appétit de vivre.

Une saison dans la vie d’Emmanuel paraît dans un Québec en pleine mutation qu’on a désigné sous le nom de Révolution tranquille. Après les portraits traditionnels de la vie rurale proposés par les romanciers régionalistes, Marie-Claire Blais réécrit le roman de la terre et le parodie. En tête d’une lignée d’insoumis se trouve Jean Le Maigre, “poète de sept ans”, ange aux mains sales dont la lucidité éclaire un univers où la mort règne aussi indiscutablement que la toute-puissante grand-mère Antoinette.

Une multiplicité de voix

 

Inclassable, le roman intrigue les critiques qui en cherchent les repères parmi les grands modèles connus, de Zola à Lautréamont et à Faulkner. À la lumière de ce que nous connaissons de la suite, on ne peut que constater l’étonnante cohérence de cette démarche qui, dès ses débuts, fait éclater le cadre du récit pour proposer une multiplicité de voix, intègre les exclus et délègue à des écrivains fictifs le soin d’interroger la portée de l’acte d’écrire. Écriture chorale, phrase longuement modulée, structure séquentielle, prise en compte des marginaux et mise en scène de l’écriture, ces éléments qui forment la texture d’Une saison dans la vie d’Emmanuel seront les fondements de la poétique de l’écrivaine telle qu’elle s’est développée en une pléiade de récits. Moderne par sa forme, ce tableau de la misère humaine transfigurée par la poésie n’a rien perdu de son actualité.

La nécessité de dire et d’écrire

Plus récemment, le cycle de Soifs (1995-2018) met en regard, dans une île devenue microcosme de l’univers, le présent des consciences et les grands événements qui ont marqué l’Histoire des dernières décennies, chacun de ceux-ci étant recadré dans la perspective d’un destin singulier. On retrouve là encore l’écriture chorale et la phrase en expansion qui caractérisent ses premiers textes. À côté des laissés-pour-compte et même de certains criminels, une ample lignée d’écrivains y voit le jour, témoins d’un monde en transformation, assoiffés de justice et gardant le cap sur l’espoir malgré les cataclysmes qui s’abattent sur l’humanité avec la régularité d’ouragans inéluctables.

Du poète révolté d’Une saison dans la vie d’Emmanuel à Daniel, l’auteur de la maturité dans Soifs, se déroule le parcours d’une romancière qui n’a cessé de revendiquer la nécessité de dire et d’écrire. On l’a comparée à Virginia Woolf, Nathalie Sarraute, Elsa Morante et on a signalé sa filiation avec les grands maîtres que sont Proust et Faulkner. Elle s’avoue elle-même influencée par ces auteurs, auxquels s’ajoutent les noms de Dostoïevski et de Kafka, mais d’abord solidaire des écrivains phares de la littérature québécoise, parmi lesquels Gabrielle Roy, Anne Hébert et Réjean Ducharme, ses contemporains.

On reconnaît surtout chez la romancière un ton et un style qui lui appartiennent en propre, empreints de cette forme d’empathie qui la rend sensible au “langage intérieur des personnages”, ainsi qu’elle décrit sa recherche, et à leurs pensées les plus secrètes. Sans l’écriture, la narratrice des Manuscrits de Pauline Archange disait risquer “de n’avoir existé pour personne”. Cette menace, Marie-Claire Blais l’a rapidement évacuée de sa vie, ayant pratiqué sans défaillir un métier qu’elle désigne dans Soifs comme la “plus haute destinée” et exerçant à travers ses livres un militantisme discret qui l’a menée vers des échappées de lumière au cœur du désastre. »

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