Le médecin de famille n’est pas une entité comptable

Dans plusieurs de nos hôpitaux, ce sont souvent les «médecins de famille», qui en bonne partie tiennent le système hospitalier à bout de bras, souligne l'auteur.
Photo: Getty Images Dans plusieurs de nos hôpitaux, ce sont souvent les «médecins de famille», qui en bonne partie tiennent le système hospitalier à bout de bras, souligne l'auteur.

Je ne peux m’empêcher d’écrire quelques lignes sur tout ce débat autour des médecins de famille. Ou des omnipraticiens. Ou de… je ne sais plus comment les appeler, car leur champ de pratique est si vaste !

J’en côtoie plusieurs, chaque jour à l’hôpital, ici à Montréal. On a fait du « médecin de famille » une entité comptable supposément comparable avec n’importe quel autre médecin de famille. Or rien n’est plus faux !

Il y en a qui font une pratique à temps plein à l’urgence. De douze à quatorze gardes par mois, reconnues par toutes les associations comme du temps plein. Car cela implique des gardes réparties le jour, le soir, la nuit, la fin de semaine ou lors d’un jour férié. Difficile de faire une autre activité médicale si on ne se repose pas pleinement avant ou après un « shift » à l’urgence, sans se mettre à risque d’une étourderie, d’une distraction, d’un moment de fatigue mentale profonde.

Il y en a plusieurs aussi qui travaillent à l’hôpital. Pendant en général une semaine, ils sont d’astreinte, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, ils s’occupent de leur « étage » en médecine générale, en gériatrie, en soins palliatifs, etc. Ils s’occupent de patients ayant toutes sortes de pathologies sérieuses, qui ont besoin de beaucoup de soins. Soit ils pratiquent indépendamment, soit ils le font avec une équipe de médecins en formation qu’ils supervisent. Ils se font appeler à tout moment de la journée pour chaque détail anormal, pour chaque complication. Leurs nuits sont entrecoupées par leur pagette qui vibre, et il leur faut alors enfiler leurs bottes et se rendre, une fois mieux réveillés, à l’hôpital. La plupart font cela une dizaine de semaines par année. Évidemment, durant cette semaine-là, il est difficile, voire risqué, de passer beaucoup de temps au bureau, vu la charge de travail d’un tel médecin.

Il y en a aussi qui font du maintien à domicile, de la gériatrie ou du CHSLD, qui visitent les patients les plus vulnérables pour tenter de les garder justement hors de l’hôpital à tout prix. Le volume de patients qu’ils voient est peut-être moindre, car nos aînés sont plus longs à écouter, à comprendre, à réconforter ou à soigner. En tant qu’urgentologue, je le sais trop, moi qui aime enfiler une série de questions en 120 secondes à mes patients jeunes et cohérents. Et il se peut que je doive attendre deux minutes pour avoir la réponse à une question simple de la part d’un citoyen frappé de démence, même modérée. J’adore mes médecins en gériatrie qui, eux, prennent leur temps avec cette population fragile.

Il y en a qui font de l’obstétrique, qui suivent et accouchent des patientes tout au long de l’année. Il y en a qui s’occupent de la santé mentale ou de la toxico / dépendance (Dieu sait qu’on en a besoin à Montréal !), un autre champ de pratique psychiquement très drainant.

Dans plusieurs de nos hôpitaux, surtout dits « communautaires », c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas de grands centres universitaires comme le CHUM, le CUSM, l’Hôpital général juif ou Maisonneuve-Rosemont, ce sont souvent eux, les « médecins de famille », qui en bonne partie tiennent le système hospitalier à bout de bras.

Récemment, on a beaucoup dit que, si on pouvait sortir les médecins de famille des hôpitaux et si les spécialistes prenaient davantage en charge les patients à l’hôpital, cela libérerait du temps pour les suivis et les prises en charge au bureau. Pourtant, il y a 20 ans, ne disait-on pas que, si un médecin « généraliste » prenait en charge un patient hospitalisé, on aurait probablement une vision plus globale du patient, une vision plus intégrée ? Le spécialiste est parfois trop concentré sur « son organe », sur son système. Peut-on le blâmer ? Après tout, c’est pour ça qu’on veut un expert ! Mais il en vient parfois à oublier ou à méconnaître beaucoup de petits détails qui honnêtement ne sont pas de son ressort. Je m’en fous, que mon cardiologue ne comprenne rien à ma digestion !

Ça prend un chef d’orchestre pour coordonner tous les musiciens solistes ! Les AMP ont été conçues justement pour remédier à ce manque de soignants en milieu hospitalier aigu ou de longue durée.

On a érigé la médecine familiale en spécialité, avec raison. Mais on a oublié que, si par exemple les cardiologues s’occupent presque exclusivement de patients cardiaques, ce ne sont pas tous les médecins de famille qui s’occupent de… familles, parce que la pratique de ces derniers n’est pas du tout comparable !

Si on force ces médecins de famille, au profil si diversifié, à prendre en charge plus de patients pour le suivi de bureau, je ne sais pas qui va faire les gardes d’urgence, les semaines à l’hôpital, qui va accompagner les patients en fin de vie ou évaluer et garder à domicile nos aînés, qui va accoucher nos futures mamans, etc. Oui, beaucoup de patients se rendent aux urgences, en dernier recours. Mais la plupart ne sont pas ces patients qui engorgent réellement notre système — hormis pour quelques salles d’attente où, oui, les délais sont très longs avant d’être vus. L’engorgement réel est causé par le manque de lits d’hospitalisation. Ce sont les patients couchés sur des civières qui requièrent beaucoup de temps et de soins.

Le système hospitalier tient déjà grâce à beaucoup de « Duck Tape ». Il ne faudrait pas avoir besoin d’en rajouter…

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