Multipartisme et clivages politiques

«Nous avons assisté depuis les trois dernières élections à la montée d’un nouvel axe de conflit politique au Québec associé à la gestion de la diversité», écrivent les auteurs.
Photo: Jacques Boissinot La Presse canadienne «Nous avons assisté depuis les trois dernières élections à la montée d’un nouvel axe de conflit politique au Québec associé à la gestion de la diversité», écrivent les auteurs.

Depuis quelques années, le Québec semble en proie à une transformation significative sur le plan politique. L’exemple le plus frappant de cette évolution tient au fait que les conflits partisans accordent beaucoup moins d’importance à la question de la souveraineté, un enjeu qui a pourtant accaparé l’attention du public et des élites pendant plus d’une quarantaine d’années. Dans la foulée, des questions davantage liées à l’interventionnisme de l’État et à la gestion de la diversité ethnoculturelle ont commencé à occuper de plus en plus d’espace dans les débats politiques. Est-il pour autant possible de parler aujourd’hui d’un « réalignement » électoral articulé autour de ces nouveaux clivages au Québec ?

Répondre à cette question demande de se pencher sur l’état de l’opinion publique et du système partisan dans la province. Le nombre élevé de partis politiques représentés depuis plus d’une décennie à l’Assemblée nationale — quatre alors que le mode de scrutin de type majoritaire uninominal à un tour devrait normalement en limiter le nombre — est intrigant. Il indique qu’une explication purement institutionnelle de la fragmentation partisane actuelle au Québec est insuffisante puisque le système électoral n’a pas changé fondamentalement depuis la Confédération. Il faudrait plutôt, selon nous, se tourner vers les clivages exprimés à travers les valeurs et les orientations politiques des citoyens pour mieux comprendre sur quoi repose ce nouveau multipartisme, car les réalignements sont d’abord et avant tout ancrés dans des changements profonds et durables dans la nature des conflits qui divisent l’électorat.

Nous croyons que la théorie des clivages politiques proposée par les politologues Seymour Lipset et Stein Rokkan a le potentiel d’offrir une explication plus satisfaisante de la transformation récente du système partisan québécois. Cette théorie postule que, dans un système électoral plurinominal à un tour, comme celui utilisé au Québec, le nombre de partis sera égal au nombre de clivages idéologiques qui divisent l’électorat plus un. Appliquée au cas québécois, cette proposition théorique permet donc de postuler qu’il y aurait présentement trois clivages idéologiques qui divisent la population, ce qui sous-tend un système avec quatre partis en compétition.

Notre analyse préliminaire des données de trois sondages d’opinion menés au moment des élections québécoises de 2012, de 2014 et de 2018, dont nous avons présenté les premiers résultats le mois dernier dans un séminaire à l’Université de Montréal, permet de confirmer cette conjecture en mettant en évidence l’influence de trois clivages politiques sur les choix électoraux des Québécois : la question constitutionnelle (souveraineté/fédéralisme), l’interventionnisme étatique (gauche/droite) et la gestion de la diversité ethnoculturelle (pluralisme/intégration).

Trois clivages

 

Cette analyse des positions idéologiques moyennes des électeurs indique clairement que les clientèles des quatre partis occupent des positions différentes sur ces trois clivages, qui ne suivent pas toujours le même ordre. Par exemple, les électeurs du Parti libéral et de Québec solidaire sont ensemble sur la question de la diversité, mais complètement à l’opposé sur la question idéologique gauche-droite. De même, les électeurs du Parti libéral et de la Coalition avenir Québec font bande à part sur la question de la diversité, mais front commun sur la division gauche-droite et sur la question constitutionnelle. Enfin, les électeurs du Parti québécois et de Québec solidaire partagent plus ou moins les mêmes positions sur l’enjeu de la souveraineté et de la redistribution, mais ils s’opposent complètement sur la question de la diversité. Bref, les deux premiers clivages opposent toujours la même paire de partis (PQ-QS contre CAQ-PLQ). C’est uniquement avec le dernier clivage que l’on observe un renversement de ces alliances (CAQ-PQ contre PLQ-QS). Fait intéressant à noter, aucun de ces trois clivages n’a créé une opposition entre les anciens et les nouveaux partis (PLQ-PQ contre CAQ-QS).

C’est donc dire que nous avons assisté depuis les trois dernières élections à la montée d’un nouvel axe de conflit politique au Québec associé à la gestion de la diversité. Cet axe vient brouiller les alliances traditionnelles qui existaient entre souverainistes et progressistes à gauche et fédéralistes et conservateurs à droite. L’introduction de ce nouveau clivage n’est pas sans rappeler le réalignement du système partisan québécois au début des années 1970 à la suite de l’émergence de la question de la souveraineté.

Cette troisième dimension du débat politique québécois, dont le pôle intégrationniste est actuellement représenté avec le plus de crédibilité par la CAQ, paraît ancrée dans un sentiment d’insécurité identitaire qui recherche une forme de protection du statut majoritaire de la langue et de la culture canadienne-française au Québec. Il s’agit d’un conservatisme social qui trouve ses sources dans le concept de la « survivance » et qui s’oppose au pluralisme social et à l’interculturalisme. Pour François Legault, « être nationaliste, c’est d’abord fondé sur trois piliers : la langue française, la culture et la laïcité de l’État ». On retrouve ici le même message qu’au XIXe siècle, époque où les « Bleus » cherchaient à défendre l’héritage du régime français, soit la foi catholique, ses institutions et ses lois. C’est le retour en force de cette question identitaire historique, redéfinie à l’intérieur des paramètres modernes en ce début de XXIe siècle, qui permet présentement à quatre partis de coexister dans l’espace partisan.

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