Saisir les occasions en politique étrangère

Il y a quelques jours, au lendemain de son assermentation comme ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly a dit vouloir s’inspirer de Lester B. Pearson afin de conduire la diplomatie canadienne. « Par son pouvoir d’influence très fort, le Canada est capable de jouer, au niveau international, dans la cour des grands », a-t-elle déclaré, citant le plus illustre de ses prédécesseurs.
Coïncidence ou geste calculé, la déclaration de Mélanie Joly tombait à pic, car il y a exactement 65 ans, en novembre 1956, Pearson a en effet joué dans la cour des grands en proposant une solution diplomatique à la crise de Suez, alors que les grandes puissances s’affrontaient autour du célèbre canal. Un an plus tard, le comité Nobel lui attribuait son prix de la paix afin de récompenser, disait-il, « l’homme qui a contribué plus que quiconque à sauver le monde ».
Invoquer le nom de Pearson est un rituel auquel se prêtent tous les ministres des Affaires étrangères depuis quelques décennies, à la notable exception des ministres conservateurs de Stephen Harper qui le détestaient. Cela place cependant la barre haut pour la diplomatie canadienne, parfois trop haut pour certains gouvernements.
Qu’est-ce qui fait de Pearson une référence incontournable de la politique étrangère canadienne et le porte-drapeau d’une certaine conception du Canada dans le monde ? Son fils, Geoffrey, lui-même diplomate, a révélé la recette du succès de son père et du coup celle de la diplomatie canadienne pendant longtemps dans un livre dont le titre dit tout : Seize the Day: Lester B. Pearson and Crisis Diplomacy, malheureusement jamais traduit en français. À travers une analyse fine des crises et des initiatives auxquelles Pearson a participé entre 1945 et 1956, il documente l’incroyable activisme diplomatique de l’ancien ministre des Affaires étrangères.
La stratégie de Pearson
Pearson a toujours été angoissé par la guerre. Il avait participé à la Première Guerre mondiale et avait assisté, comme diplomate, à l’effondrement du système de sécurité né au lendemain de ce conflit. Après le second conflit mondial, bien installé dans une position de pouvoir à titre d’ambassadeur puis de ministre, il avait une obsession : éviter un troisième cataclysme. Il était persuadé que le Canada avait son mot à dire dans la reconstruction des institutions internationales destinées à créer un monde plus stable et sécuritaire. La paix, pour lui, était trop importante pour être laissée entre les mains des grandes puissances. Il a donc déployé une stratégie permettant au Canada d’être un acteur incontournable en engageant des ressources intellectuelles, humaines et matérielles pour atteindre cet objectif. Dès lors, la patte du Canada s’est retrouvée dans la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, le traité créant l’OTAN, l’action collective des Nations unies lors de la guerre de Corée et, bien entendu, le dénouement de la crise de Suez.
« Les circonstances créent les occasions », écrit son fils, et Pearson a su en jouer « afin d’en profiter pour le bien du Canada et de la planète ». Dans un monde où la guerre froide obligeait chaque pays à choisir son camp, il a réussi à conserver au Canada une marge de manœuvre destinée à influencer les affaires du monde. Il calculait bien ses coups afin de ne pas irriter inutilement ses plus proches alliés, mais il lui est arrivé quand même d’entrer en collision avec eux, comme lors de cette fameuse crise de Suez où le Canada s’est désolidarisé des mères patries, le Royaume-Uni et la France, qui avaient agressé l’Égypte.
La méthode Pearson était née. Elle allait marquer la façon d’opérer de la diplomatie canadienne jusqu’au début des années 2000. Tous les premiers ministres, depuis John Diefenbaker jusqu’à Jean Chrétien en passant par Pierre Elliott Trudeau et Brian Mulroney, se sont montrés audacieux et ont pris des risques afin de polir l’image du Canada et d’augmenter son influence dans le monde. C’est ainsi que l’identité internationale du pays s’est construite. Depuis une quinzaine d’années, ni Stephen Harper ni Justin Trudeau n’ont réussi à s’inscrire dans cette tradition.
Certains analystes croient que la situation actuelle n’est pas propice à un retour remarqué du Canada sur la scène internationale. L’affrontement entre les États-Unis et la Chine, l’émergence de nouvelles puissances, la perte d’influence de l’Occident, la montée des régimes autoritaires et l’ébranlement du multilatéralisme rendraient difficile le déploiement d’une politique étrangère activiste.
Ce tableau est-il si différent de celui de la guerre froide ? À certains égards, sans doute, mais on oublie un peu trop rapidement dans quel environnement de violence « froide » — les deux crises de Berlin, la crise des missiles de Cuba et celle des euromissiles — et de violence « chaude » — affrontement Est-Ouest à travers la guerre du Vietnam, coups d’État au Congo et au Chili, invasion de l’Afghanistan — nous avons vécu. Et c’est bien pendant ces temps troublés que le Canada a démontré toute sa créativité.
Pearson a donné à la politique étrangère canadienne une méthode dont ses successeurs se sont inspirés. Quelles occasions saisira Mélanie Joly pour redonner du lustre et de l’influence à la diplomatie canadienne à un moment où, selon elle, les « plaques tectoniques bougent dans le monde » ?
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