La disparition des bibliothèques scolaires inquiète

«Les livres ne sont pas un
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir «Les livres ne sont pas un "produit" comme les autres», écrit l'autrice.

Une initiative des bibliothécaires du CSSDM a récemment fait la manchette : le Livroooum. Véritable bibliothèque sur roues, ce camion coloré se déplace d’école en école afin de susciter l’intérêt des jeunes pour la lecture et de combler un réel besoin : ces dernières années seulement, quelque 20 écoles de ce centre de services ont perdu leur bibliothèque.

Dans nos établissements surpeuplés en manque de locaux, ce lieu névralgique se fait de plus en plus rare. Bien des écoles primaires ne possèdent dorénavant plus qu’un dépôt de livres, sous forme d’entrepôt ou de demi-classe. Pas un lieu de vie, de découverte, d’apprentissage… Un « dépôt », comme on dépose de l’argent, comme on laisse quelque chose là pour l’oublier. Un dépôt, souvent si exigu que l’espace manque pour qu’une âme s’y déploie.

Je viens d’un milieu modeste, en Mauricie. Dans ma ville mono-industrielle qui a connu de beaux jours dans les années 1980, tout le monde côtoyait tout le monde à l’école primaire publique : les enfants du directeur de l’usine de pâtes et papiers ceux des ouvriers ; les enfants de poète (oui, oui) ceux des caissières de chez People. Sise dans un bâtiment du début du siècle jouxtant l’église, mon école avait un gymnase au plafond bas, un local de musique, une salle d’arts plastiques et même un incinérateur qui peuplait mes cauchemars. Mais surtout, on y trouvait une grande bibliothèque au plancher en linoléum beige bien ciré, brillant, qui n’avait d’égal que les étoiles dans mes yeux lorsque j’entrais dans ce lieu lumineux aux étagères bien garnies.

Nous y allions chaque semaine, et certains de mes souvenirs sont encore intacts. La règle générale permettait de prendre trois livres… Dès mes huit ans, j’avais le privilège d’en sortir sept. Je les lisais tous avant de les remettre. Oui, oui, Le Clan des sept, Ani Croche, Anne dans sa maison aux pignons verts, et des livres dont vous êtes le héros… Je me souviens surtout de cet endroit aux bouquins classés selon les cotes Dewey comme d’un important milieu de vie. Nous y avions notamment accueilli Paul de Grosbois, qui était venu nous présenter Vol de rêves. Je me revois, assise à une table hexagonale, en train de me pincer d’être en compagnie d’un romancier. Quelle chance j’avais de respirer le même air que ceux qui écrivaient les livres dont je m’abreuvais et qui étaient devenus mon rempart !

Un monde à sauver

Identifiée douée, mais non accompagnée (la décennie 80 ne s’encombrait pas trop des « besoins particuliers »), j’avais inconsciemment fait de ces mondes de papier mes refuges. Chaque semaine, je pénétrais dans la bibliothèque le cœur battant. Ma fébrilité ne se tarissait pas quand venait le temps de feuilleter des livres, de découvrir de nouveaux univers, de vivre un coup de foudre pour un auteur dont j’allais ensuite dévorer l’œuvre en entier. Le tampon encreur me fascinait, je regardais la main agile de la bibliothécaire rabattre les couvertures et estampiller la date de retour, presque hypnotisée. Je traînais mes compagnons fictifs partout, et me plongeais dans mes livres en classe dès ma dictée ou mon exercice de maths terminé. Je ne bavardais pas, ne faisais pas de vagues. Les livres empruntés chaque semaine m’ont permis de traverser mon primaire et mon secondaire sans que je crie à l’ennui ; ils ont nourri mon intellect et stimulé mon imaginaire. Ils ont pallié ma différence jusqu’à me la faire oublier.

L’austérité des différents gouvernements aura eu raison de beaucoup de ces lieux au fil des trois dernières décennies. L’autrice et illustratrice Hélène Desputeaux, la « maman » de Caillou, œuvrait comme enseignante quand la cure minceur s’est amorcée : « Le poste de bibliothécaire a été éliminé et ce sont les parents qui s’occupaient de la bibliothèque, dont les dimensions diminuaient comme peau de chagrin chaque année. Et les livres étaient classés… par couleurs ! »

Biblio-boxeur devenu biblio-yogi (il se présente ainsi aux élèves), Olivier Hamel est bibliothécaire scolaire depuis onze ans dans le grand Sud-Ouest de Montréal. Volubile, il est à l’image des livres : il aligne les mots au bout du fil sans s’épuiser. « Ça ne va pas bien. Les techniciens en documentation n’existent presque plus. Dans mon centre de services, il en reste deux ou trois au primaire. On diminue les heures, on abolit les postes, on confie la tenue de la bibliothèque à l’équipe-école ou on paie une maman pour s’en occuper.

Ces incroyables bénévoles sauvent les bibliothèques ! Elles ne sont pas formées, mais sont pleines de bonne volonté. Mais souvent on les perd quand leurs enfants finissent le primaire. » La bibliothèque s’endort alors de nouveau, quand elle ne disparaît pas carrément… Les nouvelles écoles sont dotées de carrefours d’apprentissage, des espaces où l’on trouve des livres, mais aussi divers équipements technologiques pour stimuler les compétences informationnelles. Mais, m’explique le passionné biblio-yogi, quand ils n’ont pas déjà l’amour de la lecture, les jeunes ne savent pas quoi chercher. « On ne comprend pas toujours le rôle du bibliothécaire. On doit être dans le milieu ! Travailler avec les profs. Répondre aux véritables besoins des écoles. Ça ne se fait pas dans un bureau caché ou dans un service éducatif centralisé. »

Les livres ne sont pas un « produit » comme les autres. La logique du marché à laquelle se soumet de plus en plus le monde de l’éducation plombe la curiosité, qui devrait demeurer gratuite et libre de tout impératif socioéconomique. À l’heure où l’on s’étonne du faible degré de littératie de la population et où l’on déchire sa chemise sur les livres qu’on brûle, les lieux qui les accueillent en milieu scolaire continuent de disparaître dans une quasi-indifférence. Olivier Hamel salue l’initiative du Livroooum mais, selon lui, « ça en prendrait une armée ». Car les bibliothécaires sont les gardiens et gardiennes d’un monde qui change des vies ; qui en sauve, même. Un monde qui mérite lui-même d’être sauvé.

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